12 janvier 2003, Agra, Inde
D’Udaipur, nous nous sommes rendus directement à Chittaurgarh, où nous avons passé la journée, avant de prendre le train de nuit pour Jaipur. Chittaurgarh est une ville connue pour son immense fort. Il est véritablement gigantesque, il mesure 5 km de long et couvre une superficie de 14 km2, et rien n’a été détruit. Beaucoup de ruines, certes, mais tout est encore là. Des murailles à perte de vue. Il est presque impossible d’en avoir une vue d’ensemble tellement son étendue est démesurée! Ce fort n’a été conquis que trois fois dans l’histoire. Des sièges prolongés y ont causé la famine. Selon la tradition, plutôt que de se rendre à l’ennemi, ses occupants se sont tués, les hommes en sortant sous le feu des ennemis, les femmes en s'immolant. Nous avons visité le fort en rickshaw, il nous aurait fallu plus d’une journée pour en faire le tour à pied. Nous avons fouiné dans plusieurs recoins de ce fort imposant. Une visite des plus intéressantes. Ce fort est si colossal, ses murailles sont si vastes!
Nous disposions d’une soirée à flâner dans Chittaurgarh, avant de prendre le train, tard dans la nuit. Pas trop rassurés quant à l’idée de nous promener dans les rues de terre battue, entre les maisons pauvres et les vaches, nous avons décidé de prendre une bière dans un petit bar indien. Il faut dire que Chittaurgarh n’est pas vraiment touristique. Une fois de plus, nous sommes devenus le centre d’attraction. D’abord parce que je suis une femme, et qu’il n’y avait que des hommes, mais aussi parce que nous étions Blancs. Par la force des choses, je commence à avoir l’habitude de donner un spectacle, de réaliser que chacun de mes gestes est observé par des regards intrigués et curieux. La soirée s’est tout de même déroulée plus rapidement que si nous avions attendu sur le quai de la gare!
Ces dernières semaines, j’ai visité un nombre plutôt considérable de forts, de temples et de palais. Je crois que mon niveau de saturation approche. Je sens que j’apprécie de moins en moins ces superbes monuments à leur juste valeur.
De retour à Jaipur, le lendemain matin, cette fois, nous y faisons un passage dans l’anonymat. Il faut croire que nos faux amis indiens ont la mémoire courte! Je dois avouer avec plaisir que je ne leur en tiens absolument pas rancune! Nous avons visité à Jaipur ce que nous n’avions pas vu la dernière fois. Encore quelques forts et palais, cette fois en rickshaw, et en se gardant bien d’adresser la parole trop longuement aux Indiens. Chat échaudé craint l’eau froide! Cette fois-ci, il y avait des éléphants partout à Jaipur. Des énormes pachydermes se promenaient à mes côtés, déambulant paresseusement dans les rues de la ville.
Une journée à Jaipur, sans plus, et nous sommes prêts à repartir. Jusqu’à maintenant, notre itinéraire se déroule comme prévu. Je suis contente d’avoir planifié ces déplacements. Il est déjà difficile d’aller d’un endroit à l’autre en Inde, au moins, maintenant, nous avons un plan de voyage et des billets en main. Quelques imprévus de moins auxquels nous aurons à faire face! Je pense connaître de plus en plus l’Inde, avoir de moins en moins de surprise, et être à l’aise un peu partout. Je commence à me sentir chez moi dans ce pays étrange et fascinant.
Il a suffit d’une seule journée pour que mon opinion change du tout au tout. Je sais maintenant que l’Inde est véritablement le pays de tous les extrêmes imaginables et même inimaginables. Le pays où nous sommes toujours surpris, le pays où nous serons toujours détrompés si nous pensons savoir ce qui nous attend. Je n’aurais pas dû avoir confiance en l’Inde, j’aurais dû savoir qu’elle saurait toujours me surprendre. J’aurais dû n’avoir confiance qu’en son caractère fascinant et imprévisible. De Jaipur à Agra, une série d’aventures incroyables me l’a plus que confirmé.
Nous partons de Jaipur, calmes et sereins, sans aucun problème. Nous allons à la gare pour prendre le train à 13h25 vers Agra, ville du Taj Mahal. Nous devons arriver à Agra vers 21h et nous diriger immédiatement vers l’hôtel que nous avions réservé la veille par téléphone. Ensuite, nous irons voir le Taj au lever du soleil avant que tous les touristes indiens envahissent l’endroit, et nous prendrons le train en après-midi vers Jansi. C’était notre plan. J’aurais dû savoir qu’un plan aussi clair et aussi précis était par définition incompatible avec l’Inde.
Dès notre arrivée à la gare, le train s’avère en retard, il arrivera à 15h30. Rien d’extraordinaire, les retards sont fréquents et communs. Nous attendons, sagement, jouant aux cartes, lisant un livre. À 15h, le train est retardé jusqu’à 16h, et ainsi de suite, de demi-heure en demi-heure. Notre petit banc en pierre commence à être difficilement supportable, nos yeux sont fatigués de lire et de jouer aux cartes. Je sens l’impatience monter en moi, mais je la contrôle bien. Ce n’est qu’à 20h que le train arrive finalement. 20h! Nous serons donc à Agra au beau milieu de la nuit, vers 4h du matin! Je réalise tout ce que cette situation peut provoquer comme désastre. Agra est une ville pauvre et touristique, où les Indiens sont réputés pour leurs arnaques. Ce n’est sûrement pas l’idéal d’y débarquer en plein cœur de la nuit! Et notre lever de soleil sur le Taj? Je me dis que la nuit sera bien courte! Aussi bien dormir le plus possible dans le train. Sitôt embarqués, nous nous couchons sur nos couchettes. Le froid est pénétrant, la brume étend son blanc rideau à l’extérieur.
Soudainement, à un arrêt, un bruit de foule immense monte à nos oreilles. Tout à coup, les gens commencent à entrer dans le train. Ils entrent en se bousculant, ils continuent d'entrer et de se pousser, ils grimpent partout, sur toutes les couchettes, s'empilent, s'accrochent aux ventilateurs, sans jamais cesser d’entrer et de se pousser. Je me retrouve littéralement envahie. Il y a des Indiens partout, partout, ils sont empilés et accrochés au plafond, grimpés sur nos couchettes. Ils occupent tous les minuscules espaces libres. Je ne sais plus où trouver un endroit pour me recroqueviller! Devant cette foule qui entre à un rythme effréné, Ianis et moi nous nous sommes réfugiés sur la même couchette à l’étage supérieur, préférant être ensemble plutôt que perdus et isolés dans la foule indienne. On ne voit que des Indiens partout, à chaque centimètre carré. L’un des Indiens m’apprend qu’il s'agit en fait de mille Indiens qui veulent joindre l'armée et qui doivent se rendre à une ville à deux heures d’ici. Deux heures. Ça ira. Nous devrions survivre dans cet entassement incroyable, bon gré mal gré, s’il ne dure pas beaucoup plus que deux heures!
Évidemment, nous sommes encore les seuls Blancs dans le train. Les Indiens nous entourent tous pour être le plus près possible de nous. Je suis à cet instant heureuse de ne pas être claustrophobe, sinon, ce serait ma mort, j’en suis certaine. Nous sommes des objets de curiosité de première classe. Il y a autour de nous un véritable amas d'Indiens, j’en ai au moins vingt à portée de main. Ce qui veut aussi dire que je suis à portée de main d’au moins vingt Indiens, qui aiment bien toucher la Blanche. Je pense qu’ils me touchent seulement pour voir ce que ça donne comme réaction. Me voici comme une bête de cirque. Leur anglais se limite a quelques mots, « name », « country », et nous devons nous contenter de répéter sans cesse les mêmes réponses.
Mais peu à peu, les Indiens deviennent de plus en plus agressifs, surtout envers la femme Blanche. Dans les circonstances, la femme Blanche, c’est moi. Les Indiens perçoivent très souvent les femmes blanches comme des femmes faciles. Ils ont d’elles, l’image donnée par les films américains. Dans ce train compacté, les Indiens sont partout, et ils commencent à nous lancer des papiers. Ça devient de plus en plus agressant. Je me sens comme dans un zoo, comme si j’étais une sorte de singe que tout le monde vient regarder. Sauf que j'aurais bien aimé avoir un grillage pour me protéger et un gardien pour contrôler la foule. En fait, je me sens quand même plus en sécurité car Ianis est avec moi. La seule solution valable que nous trouvons pour détourner l’attention et abréger notre martyre, c’est de nous parler en français et de les ignorer. Nous parlons pendant deux heures, tout en ayant absolument rien à nous dire. Nous répétons toujours la même chose. L’important est de parler français, de les ignorer et de ne pas les regarder, alors nous parlons sans rien dire et sans jamais nous arrêter.
Ces deux heures durèrent une éternité. Et ils sont finalement sortis, ces Indiens fous qui nous envahissaient. Après leur départ, je n'ai jamais trouvé un train indien aussi spacieux et confortable que celui-ci. Quel soulagement! Ma couchette était un lit de luxe, le couloir était vide, un vrai paradis. J’avais de la place, de l’espace autour de moi. À cet instant même, mon wagon valait n’importe quel hôtel de luxe, à cet instant, je n’aurais pas pu imaginer endroit plus appréciable!
Le voyage s’est étiré, le retard s’est allongé. Nous étions plongés dans la brume hivernale du nord de l’Inde. J’ai surnommé ce train : « le train qui n'arrive jamais ». Réveillés depuis 3h du matin afin de ne pas manquer Agra, nous avons cogné des clous jusqu’à notre arrivée, à 6h30. Et toujours, ce sentiment d’incertitude. Nous n’avions aucune idée de notre position, nous ne savions pas si nous étions rendus, si nous étions proches, si nous n’avions pas passé tout droit. Comment reconnaître une gare en plein milieu de la nuit et de la brume, vue d’une fenêtre grillagée, alors que tout est en hindi et passe vite devant mes yeux? Il faut poser des questions à des Indiens qui nous répondent tous différemment.
Mais nous arrivons finalement à Agra à 6h30 du matin. Alors qu’en principe nous aurions dû arriver à 21h la veille et passer une bonne nuit de sommeil dans un hôtel, plutôt qu'une nuit mouvementée dans un zoo! Tout de même, nous y voici, mieux vaut tard que jamais. Tant pis pour l’hôtel que nous avions réservé! Agra, à cette heure matinale, se résume en deux mots : la brume et le froid. Il doit faire près de 0oC, dans une humidité profonde. Le froid me transperce les os. À moitié endormis, nous prenons un rickshaw pour nous rendre au Taj Mahal. Erreur sur la négociation, nous nous retrouvons assis dans un rickshaw à pédales plutôt qu’à moteur. Dans le froid matinal, ce 45 minutes de bicyclette n’est pas du tout apprécié! Je suis complètement détrempée et glacée, je suis couverte de frimas lorsque j’arrive au Taj Mahal.
Le Taj Mahal est, évidemment, lui aussi dans la brume. Je ne le vois pas, mais pas du tout. Je suis presque entrée à l’intérieur sans avoir vu la porte. Je ne vois rien et je suis congelée. L’ambiance est particulière, digne des films d’horreur, surtout à cette heure matinale, après une nuit écourtée. Deux heures plus tard, nous en sommes au même point, je n’ai toujours pas vu le Taj Mahal et je suis frigorifiée. Par-dessus tout, je suis très déçue.
J’ai donc décidé de faire pitié auprès du gardien, de lui demander la permission de sortir et de revenir plus tard. Je dois paraître vraiment triste car ça fonctionne. Quatre heures plus tard, il y a légèrement moins de brume et des centaines d’Indiens autour du Taj. Mais déjà, il y a une nette amélioration, nous voyons plus le Taj que nous ne le devinons. Quel monument immense et superbe! J’en oublie presque, je dis bien presque, mes déboires des derniers vingt-quatre heures. Il le faut bien, dans moins de trois heures, je reprends le train!
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14 janvier 2003, Khajuraho, Inde
Que de péripéties pour arriver à Agra! Le prochain train à prendre m’effraie un peu. J’ai peur d’y retrouver une suite d’aventures aussi traumatisantes. Je crains de ne pas avoir le courage de les supporter! Heureusement, quelques heures plus tard, ma crainte ne s’avère pas fondée. Le train d’Agra à Jansi nous mène bien sagement et bien doucement à destination. Quel soulagement!
En moins d’une minute, nous réalisons qu’à Jansi, les Indiens sont très agressifs. Ils forment un cercle serré autour de nous. À un point tel, qu’aller de la gare à la station d’autobus devient une aventure périlleuse, tant nous sommes encerclés et suivis de près. Les Indiens nous touchent continuellement et nous parlent sans cesse. Tous veulent notre argent, tous veulent nous arnaquer. Je n’aime pas du tout cette relation intéressée, agressive et même presque menaçante.
Nous n’arrivons pas à trouver quel autobus nous devons prendre pour aller à Orccha. Finalement, nous optons pour un grand rickshaw, un tempo, où peuvent s’entasser, les uns sur les autres, une quinzaine de personnes dans un système pyramidal assez fragile. Le vieil Indien saoul à mes côtés met sa main sur ma cuisse, je la lui remets bien à sa place. Le trajet, assis dans un espace aussi restreint, est long et surtout suffocant.
Orccha, finalement. Un petit hôtel comme tant d’autres, une petite ville qui ressemble à plusieurs autres. Le lendemain, des ruines immenses surgies de la brume nous accueillent. Ces anciens temples et palais se détachent sur un fond de mystère dans une ambiance maléfique. La brume demeure figée sur le paysage. Les monuments jaillissent devant nos pas. Petite promenade au milieu de nulle part, entre les vestiges du passé, le temps semble s’être arrêté quelque part.
Mais notre hôtel est miteux, la ville aussi, et je commence à avoir visité trop de monuments ces jours-ci. Une seule journée suffit pour contempler ces vestiges envoûtants surgis du brouillard.
Et repartir d’Orccha s’avère aussi difficile que d’y arriver. Nous voici à la station d’autobus de Jansi. Impossible de savoir quel autobus prendre pour aller à Khajuraho. Les Indiens nous indiquent chaque fois un autobus différent! Tous veulent nous arnaquer et personne ne semble essayer de comprendre ce que nous voulons. Nous dénichons finalement un autobus qui dit se rendre à Khajuraho. Il n’y en a qu’un seul. Cet autobus est bourré à craquer, des gens jusqu’au plafond et sur le toit. Et, paraît-il, c’est l’autobus que nous devons prendre. Nous achetons nos billets à un homme à l’extérieur, sans trop savoir qui est cet homme. Il entre dans l’autobus, déplace deux Indiens et nous installe sur un banc. Nous nous sentons un peu mal à l’aise d’avoir pris leur place, nous la leur offrons, mais ils ne veulent rien savoir, nous sommes les Blancs, il faut nous asseoir. Je dois avouer qu’en d’autres temps j’aurais peut-être résisté plus longtemps. Mais, après la semaine de transport que je viens de vivre, la perspective de passer les prochaines six heures debout dans cette foule entassée comme des sardines ne me semble pas très alléchante. Pour une fois, je prends ma position de Blanche, je l’accepte, et je dois avouer que j’en suis même soulagée. Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir autant d’Indiens dans un autobus. Il y en a partout. Certains me fixent pendant les six heures que durent le trajet. J’en ai assez d’être un spectacle ambulant. Ils me touchent et touchent à mes cheveux, ils me disent que je suis belle. J’en ai assez d’être blonde et d’être Blanche. Vivement, que cet autobus arrivent à destination.
Khajuraho, nous voici finalement dans cette ville des célèbres temples du Kama Sutra. Spectacle des plus étranges dans cette Inde de règles et de restrictions. Partout ces sculptures érotiques aux positions explicites encore plus surprenantes les unes que les autres! À la sortie des temples, des Indiens avec leurs babioles en fer, de petits jouets : « regarde, trois positions, Kama Sutra ». L’Inde est vraiment un monde incroyable et paradoxal. Les Jain, le Kama Sutra, ces autobus bondés, ces soldats, le Taj Mahal, l’Inde, je le dis et redis, c’est le pays des extrêmes. J’aime bien. Je me ballade dans ce Kama Sutra illustré et sculpté. Quel pays envoûtant!
Dans les dernières semaines, j’ai admiré de superbes monuments, palais, temples, châteaux et forts. Je réalise qu’au fond, j’aime mieux la nature que les monuments, je préfère établir des contacts avec les gens et rester plus longtemps à chaque endroit plutôt que de visiter sans cesse des lieux différents. J’en ai assez de toujours me déplacer, je veux rester au moins quelques jours ou une semaine au même endroit. Je suis épuisée de ces transports indiens. J’ai besoin de vacances! Un petit séjour à Varanasi, et puis ce seront les montagnes du Sikkim.
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1 Le dhoti est un grand drap que les hommes enroulent autour de leurs jambes, qui forment une sorte de couche immense et qui leur sert de pantalon.
2 Cigarettes indiennes.
1 Maîtres.