8 janvier 2003, Udaipur, Inde
Douze heures d’autobus, de Jaisalmeer à Mont Abu. Douze heures d’autobus et quelques arrêts au milieu de nulle part, sans compter le rickshaw qui nous a amenés d’une station à l’autre, toujours sans que nous sachions si nous allions au bon endroit. Je lis maintenant l’hindi. Ce fut utile, j’ai pu vérifier que, sur le pare-brise de l’autobus dans lequel on montait, « Abu » était effectivement inscrit.
Quand je me déplace en Inde, plane toujours une certaine incertitude. Je ne sais jamais si je suis vraiment dans le bon autobus, si je dois faire confiance aux gens, si je vais à l’endroit désiré. Incertitude, méfiance ou confiance. J’apprends ici à faire confiance à la vie. Mais surtout, à lire mes impressions, mes sentiments, la façon dont je me sens, ce que m’inspirent les gens que je rencontre. J’apprends, d’un seul regard, en quelques mots d’hindi ou d’anglais, en observant les attitudes, j’apprends à jauger les gens et les situations, à décider en quelques instants si je fais confiance ou pas. Chez nous, je n’ai jamais à agir ainsi. J’ai toujours d’autres choix, je sais plus facilement si je dois faire confiance ou pas. Ici, je suis livrée à moi-même, je suis ma principale ressource. Je dois apprendre à sentir les gens, à sentir la vie, à écouter mon instinct et à faire confiance. Je dois si souvent remettre mon destin entre les mains de quelqu’un! C’est pour moi l’apprentissage d’une nouvelle façon de vivre. Une façon de vivre qui m’éloigne de mon intellect et me rapproche de mes émotions.
Douze heures d’autobus plus tard, nous voici à Mont Abu. Il est cinq heures du matin. Nous arrivons encore une fois en plein cœur de la nuit. Encore une fois, trouver un hôtel dans la nuit, marcher dans des rues inconnues, se faire aborder par des dizaines d’Indiens et de rickshaws à cette heure ingénue. Et encore une fois, nous avons trouvé un lit pour retomber dans nos rêves.
Mont Abu est à la fois un lieu de pèlerinage Jain et l’endroit où les Indiens riches viennent en lune de miel. La ville est axée sur le tourisme et le pèlerinage indiens. Rien à voir avec les Occidentaux. En somme, tout ici est kitsch! Des petites babioles de plastique partout, des boutiques et des boutiques de bijoux en or, des bateaux en forme de cygne sur le lac, mais pas moyen de trouver du papier de toilette! En effet, même les Indiens riches ne l’utilisent pas, préférant la main gauche et le savon.
C’est rarement agréable d’être entourée d’Indiens riches en vacances puisqu’ils ont l’habitude d’être les maîtres de la société. Ici, les Blancs se font prendre en photos toutes les cinq minutes par les Indiens. Rempli de ses vacanciers, Mont Abu est surtout bruyant, très bruyant. Le soir, nous allons admirer le coucher de soleil sur le désert, du haut des collines. La nature, ici, ce sont des sentiers remplis de déchets de plastique et de dizaines d’Indiens qui parlent fort, très fort. Moi j’aime bien la communion avec la nature, le silence et la beauté. J’ai eu mon désert. Maintenant, je suis de retour dans la civilisation indienne. Ici, je ne retrouve ni silence, ni pureté de la nature. Que faire d’autre que de l’accepter, et de regarder le coucher de soleil entre les éclats de voix des Indiens!
Nous n’étions pas certains de vouloir faire ce détour vers Mont Abu. Mais ce fut l’une de nos meilleures décisions! Ici, j’ai fait la rencontre d’un Indien formidable, Lalit. Avec lui et sa famille, j’ai passé des heures et des heures à discuter et à aller me balader dans les environs. Soir et matin, nous avons fait notre yoga sur le toit de la maison, avec le firmament étoilé comme compagnon. Le soir, autour du feu, nous discutions de tout et de rien, de l’Inde, de l’Occident, des touristes indiens et occidentaux, de la vie. Nous avons même cuisiné des plats indiens avec la famille! J’ai senti tout de suite que nous étions sur la même longueur d’ondes. Je me suis retrouvée avec Lalit comme avec un ami de vieille date, c’était comme si je rencontrais un de mes amis du Québec. Ce furent quelques jours intenses en amitié.
Il y a de ces rencontres que je n’oublierai pas.
Avec Lalit, nous sommes allés visiter un temple Jain tout près de Mont Abu. Un temple entièrement fait de marbre. Toutes les voûtes et tous les murs sont sculptés avec une incroyable finesse. Des milliers et des milliers de scènes et de personnages tous différents les uns des autres. Des détails fabuleux, un décor fantastique, un travail inimaginable. Je me suis assise sous les voûtes du plafond et j’aurais pu y demeurer des heures. L’architecture de ce temple est inouïe. Un chef-d’œuvre. Sur les murs et sur les voûtes s’étalent les vies de centaines de croyants qui ont sculpté leur foi dans le marbre éternel. Je me suis assise, je me suis baladée, j’en avais les larmes aux yeux. Une merveille. Ce temple est, pour moi, l’œuvre la plus extraordinaire surgie de mains humaines. Je n’ai jamais rien vu de semblable. Je suis éblouie par tant de beauté.
La religion Jain est une religion au caractère plutôt insolite comme il y en a tant en Inde. Une de ces religions qui se situe aux extrêmes. Plusieurs aspects me sont demeurés inconnus. Mais je sais que les Jain ne doivent tuer aucun être vivant. Appliquer parfaitement cette règle exige des croyants qu’ils marchent avec un balai devant eux et un foulard devant la bouche afin de faire fuir tous les insectes qu’ils pourraient tuer sur leur passage.
Ces caractéristiques plutôt extrémistes de la religion et cet idéal de non-violence de l’Inde me fascinent. Le mouvement national et la révolte pacifique orchestrés par Gandhi pour la libération de l’Inde m’impressionnent. Créer un aussi grand et aussi fort mouvement à l’effigie de la non-violence me semble génial. Je n’en ai vu l’égal nulle part ailleurs sur la planète. En Inde, beaucoup de religions et de modes de vie sont tributaires de cet idéal de non-violence. Évidemment, cet idéal est loin d’être respecté à la lettre. Mais c’est déjà un pas immense que de croire aux mouvements pacifistes, un pas que, à mon humble avis, très peu de pays occidentaux ont franchi. Nous vivons dans des pays soi-disant développés. Développés vers quoi, vers qui? Vers l’asservissement de la pensée, le confort artificiel, le bien-être des grandes multinationales? Je me le demande souvent.
Il y a déjà un peu plus de deux mois que je vis en Inde. Je réalise que j’ai fait un nombre incroyable de découvertes et de rencontres. Ces deux mois furent tellement riches en apprentissages! J’ai déjà la tête pleine de souvenirs, de gens, de moments, d’endroits. J’ai appris beaucoup sur la vie, sur le monde, sur notre planète. Et surtout, j’ai appris sur moi-même. J’ai vu des situations extrêmes, j’ai rencontré des gens de partout, j’ai vécu des événements que je croyais sortis des contes de fées ou des films d’horreur. J’ai l’impression d’avoir vieilli durant ces deux mois. Il me semble que j’ai vécu, que j’ai vraiment vécu, que j’ai vécu pleinement chaque instant de ma vie. J’y réfléchis et cette intensité me fait presque peur tellement elle est grande.
Il y a quelques jours, c’était la fête de Ianis. Nous nous sommes gâtés. Avec la famille de Lalit, nous avons concocté un mets qui se rapprochait passablement de la poutine. C’était une invention étrange, mais c’était délicieux, et, malgré tout, nous y trouvions un petit goût du Québec!
À Mont Abu, nous avons planifié nos jours à venir. En effet, mon frère et sa copine m’ont écrit qu’ils viendraient nous rejoindre en Birmanie en mars. J’en suis bien contente! Je sens que cette rencontre sera privilégiée, je vais avoir avec moi le Québec et mes amis, tout en restant en Asie! Je suis heureuse qu’ils viennent partager avec moi une partie de ce que je vis. Pour l’instant, la conséquence de cette décision est que nous avons maintenant une date à respecter : nous devons être en Birmanie à la mi-mars. Et il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. Il nous faut donc planifier. Nos expériences précédentes en train nous ont prouvé qu’il était mieux d’effectuer des réservations plusieurs jours d’avance!
Nous voici donc avec en main l’horaire des trains et la carte du nord de l’Inde, Lalit à nos côtés. C’est la première fois depuis mon arrivée en Inde que nous organisons les jours à venir. C’est tout nouveau pour moi d’encadrer ainsi mon voyage! Mais je crois que c’est pour le mieux. Notre plan tracé, nous nous présentons au comptoir du réseau ferroviaire. Dans une aussi petite ville, je me dis que le comptoir devrait être plus accessible qu’à Delhi. Je suis rassurée et prête à affronter le comptoir et la gare! D’autant plus que nous avons déjà passé une heure avec Lalit à planifier nos déplacements et à prendre note des noms des trains.
Une fois sur place, le comptoir du réseau ferroviaire s’efface presque derrière les dizaines et les dizaines de formulaires que nous avons à remplir. Il nous faut, en tout, deux heures à essayer de comprendre ces formulaires, de situer les trajets, de lire les horaires, de trouver les numéros et les noms de train. Et par-dessus tout, à essayer de faire comprendre ce que nous voulons au monsieur derrière le comptoir. Deux heures, pour acheter six billets de train. Deux heures! C’est seulement après tout ce temps que nous sortons, complètement épuisés, avec nos billets de train en main. J’ai cru pendant tout ce temps que je ne les aurais jamais, que je ne réussirais jamais à les acheter, alors une fois à la sortie, je ressens la même excitation que si j’avais gagné à la loterie! Ces billets de train m’ont coûté tellement d’efforts, je les ai véritablement mérités. Je les serre dans mes mains, en me demandant s’ils y sont vraiment!
Ce séjour prolongé au comptoir de la gare m’a permis de remarquer un phénomène cocasse. Les Indiens du Rajasthan ont du poil qui pousse sur leurs oreilles. Je les ai surnommés « poils-aux-oreilles ». Les femmes, quant à elles, ont des bracelets des poignets aux épaules, sur les deux bras, ce qui me semble plutôt inconfortable.
Nous étions si bien à Mont Abu chez Lalit que notre séjour s’est étiré. Mais puisque nous avions si durement gagné nos billets de train, il fallait maintenant les utiliser! Le temps de partir était arrivé.
Nous avons quitté Mont Abu en direction de Ranakpur où se trouve, paraît-il, un autre superbe temple Jain, avant de nous rendre en soirée à Udaipur. Longue journée. Cinq autobus et deux rickshaws! Il fait chaud, les Indiens occupent chaque parcelle d’espace autour et sur moi, les sièges sont durs, j’ai mal partout. Il y a de ces journées où je me demande si le confort existe en Inde. Pas le grand confort, juste un peu, un tout petit peu. Je suis épuisée, et j’en ai par-dessus la tête de m’entasser comme une sardine, de sentir les autres sur moi et autour de moi. La journée est longue.
Ranakpur est très jolie, un très beau temple Jain, mais rien à voir avec celui de Mont Abu. Si je l’avais vu avant, j’aurais été en admiration, maintenant je me dis que c’en est une pâle imitation. C’est dommage car je ne rends pas justice au travail énorme des sculpteurs. Mais la journée est trop longue et épuisante pour que j’apprécie pleinement ce temple. Comme quoi tout est relatif.
Ce fut vraiment une journée de transport éreintante jusqu’à Udaipur. À notre arrivée, tous les Indiens essaient de nous avoir, chacun veut nous amener à son propre hôtel, chacun veut profiter de notre argent de Blancs. J’en ai marre. Je veux seulement une chambre d’hôtel et je la veux maintenant. Ce fut encore un long marchandage pour aller où nous voulions. Et cet hôtel était finalement plein. Nous avons dû prendre l’hôtel voisin avec ses toilettes à l’indienne, un trou par terre dans la chambre de bain. Et pendant tout ce temps, les chauffeurs de rickshaw et les marchands nous harcelaient sans cesse. Mais j’ai finalement trouvé un lit. Quel soulagement! Il y a des jours où rien n’est facile.
Le lendemain matin, Udaipur nous dévoile ses attraits. En somme, une ville très jolie. Des temples et des palais partout, un lac au centre. C’est la ville blanche du Rajasthan. S’y promener est bien agréable. Même si les marchands et les chauffeurs de rickshaw nous reconnaissent déjà! Je commence à m’habituer à cette absence d’anonymat. Je me sens souvent comme une vedette avec une vie de notoriété publique. Je n’apprécie pas du tout, mais n’ayant pas le choix, je m’y habitue.
Nous sommes de plus en plus habitués à marchander. Nous sommes deux, c’est plus facile, lorsque l’un d’entre nous est épuisé, l’autre prend la relève. Je sais que nous avons plus d’argent que les gens d’ici, mais il est important, selon moi, de ne pas payer trop cher ce que nous achetons. Ce serait une façon de créer une classe sociale de nouveaux riches complètement dépendants du tourisme. Et surtout, je n’ai pas envie que nous soyons traités comme des rois parce que nous sommes Blancs ou parce que nous avons plus d’argent.
Du haut du toit de notre hôtel, j’ai vue sur le soleil couchant, sur le lac et le palais. Je fais mon yoga, et je suis bien. L’Inde est un pays fascinant.
Nous aurions pu rester plus longtemps dans cet endroit agréable, mais nous avons trop prolongé notre séjour à Mont Abu. Maintenant, nos billets de train dictent notre itinéraire. Il nous faut déjà repartir, après seulement deux jours.
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1 Le dhoti est un grand drap que les hommes enroulent autour de leurs jambes, qui forment une sorte de couche immense et qui leur sert de pantalon.
2 Cigarettes indiennes.
1 Maîtres.