19 janvier 2003, Varanasi, Inde
Après un autobus, une petite marche et un train qui est parti en retard, une fois de plus, nous sommes arrivés dans une ville aux petites heures du matin. Varanasi est noire et pauvre, c’est une ville où les Indiens sont aussi férus d’escroqueries qu’à Agra, Jaipur, Jansi, Khajuraho, et j’en passe, enfin, autant que dans toutes les grandes villes. Notre rickshaw ne nous a évidemment pas amenés à l’hôtel que nous avions demandé. Il nous débarque devant une ruelle, sale, noire, au fond de laquelle se trouve un hôtel avec un nom semblable à celui que nous voulions. L’hôtel est plein. Rien pour m’aider à vivre avec mon épuisement et mon écœurement des transports indiens. Le rickshaw nous a ensuite débarqués devant un autre hôtel que nous avons finalement pris sans poser de questions. La nuit dans le train a été courte, nous sommes conscients d’avoir été manipulés et d’avoir donné trop d’argent à ces gens, mais il vient un point où c’est la perspective de la proximité d’un lit qui décide. Ce n’est que le lendemain que nous sommes partis à la conquête de Varanasi, que nous avons trouvé notre hôtel, celui que nous voulions d’abord, et que nous y sommes déménagés. Il y avait de la place, évidemment, le chauffeur de rickshaw nous a arnaqué, il ne voulait pas nous y amener car cet hôtel ne donnait pas de commission aux chauffeurs. Peu importe, nous y sommes finalement!
Varanasi. Cette ville est incroyablement fascinante. J’adore me promener sur les gaths, ces escaliers qui descendent sur les rives du Gange, les marcher d’un bout à l’autre, observer la vie, les Indiens, les prières. Je me fais aborder à toutes les cinq ou dix minutes, les Indiens veulent me vendre de tout, un massage, des cacahuètes, un tour en bateau, l’explication d’une crémation, un guide touristique, des fleurs, des prières, des colliers, des cerfs-volants. Mais j’ai l’habitude, maintenant, de me faire aborder comme ça à tout instant. Je leur réponds, sur le même ton, aussi fort, aussi bruyant et aussi agressant, accompagné d’un puissant « my friend », comme les Indiens le font si bien. Je leur dis que j’ai un livre à vendre, ou un hôtel, ou un rickshaw, selon l’inspiration du moment, et je leur demande s’ils en veulent. Ils sont alors complètement déroutés, ils me trouvent bien drôle. Et dès cet instant, la relation change du tout au tout. J’ai embarqué dans leur jeu, ils ne sont plus les vendeurs-agresseurs, moi la victime-agressée, nous sommes d’égal à égal. Nous sommes restés cinq jours à Varanasi. Déjà, après un jour ou deux, les Indiens de notre quartier nous reconnaissaient, ils savaient que nous n’achèterions pas et ont cessé de nous harceler.
La première fois qu’en marchant sur les gaths, je suis arrivée devant une crémation, je me suis arrêtée, stupéfaite. Je savais qu’on faisait des crémations au bord du Gange. Mais le savoir, et le voir, ce sont deux choses différentes. Le mort était là, devant moi, entouré d’Indiens qui y lançaient de l’encens, avec toutes ces vaches autour. Là, devant moi! Étrange. Évidemment, un Indien est venu s’offrir pour m’expliquer tous ces rituels. J’ai accepté, même si je savais qu’il me demanderait trop d’argent par la suite. C’est intéressant. Les familles des morts doivent payer les bûches pour faire la crémation, alors plus la famille est riche, plus le bûcher est gros. Il y a des Indiens qui ont comme métier de s’occuper des crémations, ce sont eux qui transportent les bûches et qui organisent la cérémonie. La crémation permet de purifier le corps du cadavre afin qu’on puisse par la suite jeter ses cendres pures dans le Gange, la source de vie, la mère des rivières, le fleuve saint. Cinq catégories de personnes sont déjà pures et n’ont pas à passer par la crémation avant que leur cadavre soit jeté dans le Gange : les femmes enceintes, les enfants morts-nés, les saddhus, les gens qui ont été piqués par un serpent et ceux qui sont morts de la varicelle. Pour tous les hindous, l’honneur suprême est de retourner à la source de la vie, soit en cendre, soit en cadavre, dans le Gange. C’est pourquoi beaucoup de saddhus très malades et près de la mort viennent passer la fin de leurs jours à Varanasi.
Avant la crémation, les morts sont pleurés dans les familles pendant à peu près une semaine. Et pleurer, c’est pleurer. Les crises de larmes de tout le voisinage et de toute la famille, les pleurs bruyants, on touche le mort, on en parle, on dénonce sa mort. Puis, c’est la crémation, le signe de son passage à une autre vie. Et ensuite, c’est la fête, la grande fête, car le mort va retourner à la vie, il va se réincarner, et il veut nous voir heureux et joyeux. S’ensuivent plusieurs rituels que je n’ai pas bien retenus. La famille porte le deuil pendant un certain temps, puis, on fête le mort tous les ans pendant cinq à dix ans.
C’est de cette façon que les Indiens quittent la vie. Je regarde la crémation devant moi, j’avoue qu’au début j’en étais dégoûtée, choquée, fascinée. C’est très étrange pour moi. Maintenant, plus je regarde, plus j’assimile toutes ces informations dans ma tête, plus je me dis qu’au fond, ce comportement est beaucoup plus sain que le nôtre. Ici, la mort n’est pas un tabou comme en Occident. Ici, on vit la mort. On n’en a pas peur. Quand quelqu’un meurt, on en fait véritablement son deuil. On affiche sa peine en public, on pleure le disparu, on le touche, on se rend bien compte qu’il est mort, on fait ces rituels, ces cérémonies qui nous permettent de réaliser et d’accepter la mort. On a vu le mort, on lui a touché, on l’a brûlé. C’est concret. Il n’est plus là, on le sait. On a le droit d’en être triste, et la vie est maintenant ponctuée de cérémonies à la mémoire du mort, cérémonies qui permettent un temps de recueillement dans la vie qui se poursuit. En Occident, la mort est abstraite. La mort est aseptisée, propre, artificielle. On vit la mort derrière un voile, on n’a aucun contact avec la vraie mort. Au salon funéraire, on peut pleurer, un peu mais pas trop, et tout se déroule très vite. On revient du cimetière et on se demande si la personne est vraiment morte ou si on a seulement fait un cauchemar. Et dans les années qui suivent, on peut en parler, un peu mais pas trop, on peut être triste, un peu mais pas trop.
Je suis ici, maintenant, sur les gaths. Je regarde ces morts et ces crémations devant moi. Et je me dis que l’Occident a encore beaucoup à apprendre, ou plutôt, à réapprendre.
Varanasi. Les gaths sont belles dans leur saleté, les ruelles sont petites, sombres, sales, noires. J’adore m’y promener. Je ne me sens jamais insécure, ce qui me semble étrange étant donné l’étroitesse des lieux. Mais, vraiment, je me sens bien, et depuis que je suis en Inde, j’ai appris à me fier à mon instinct. Alors si je me sens bien, c’est qu’il ne doit y avoir aucun danger.
Il y a de tout à Varanasi. Chrétiens, hindous, musulmans, bouddhistes, et j’en passe, se côtoient et vivent entassés les uns sur les autres. La ville est bondée, sale, polluée, grise. C’est un plaisir de m’y reposer, de m’y balader, je recommence à aimer l’Inde et j’en suis heureuse. Le soir, il fait très froid, c’est l’hiver ici. L’humidité nous pénètre jusqu’aux os, nous gèle par l’intérieur. Beaucoup d’Indiens vivent nu-pieds, ils n’ont qu’une couverture pour se réchauffer. J’ai adopté le manteau-couverture à l’indienne, c’est bien pratique, mais je dois avouer que je mets plusieurs épaisseurs en-dessous. Souvent, j’ai mal au cœur de voir cette pauvreté. Ces Indiens sous leur couverture, qui doivent être plus que frigorifiés et qui n’ont sûrement pas de maison chauffée. Même notre hôtel n’est pas chaud, un petit feu pétille le soir, mais les chambres restent glaciales. Je suis triste devant cette pauvreté. Je crois que plusieurs Indiens dorment dans la rue, entre les vaches et la merde, dans un abri de plastique. Sous leur couverture.
Ce qui me marque surtout à Varanasi, c’est l’ambiance. Comme si toute la ferveur et la foi de ces hindous se transmettaient dans l’air ambiant. Varanasi est une ville qui respire la sérénité et la paix. À regarder la couleur brune du Gange, je réalise qu’il faut vraiment avoir la foi pour s’y baigner, et combien faut-il y croire encore plus pour en boire l’eau! Ça me dépasse. Malgré le vacarme, le bruit de la ville, règne ici une atmosphère calme et apaisante, je sens la force de la vie. Toutes ces couleurs et ces paradoxes qui se confondent m’enchantent. Ça fait maintenant plusieurs jours que je suis ici. J’y ai puisé une force régénératrice.
Il y a longtemps que je n’ai pas eu accès à internet alors j’en ai aussi profité pour y passer beaucoup de temps. Je ne sais pas à quoi ressembleront les connections au Sikkim. Je me sens de plus en plus loin du Québec quand je lis mes courriels. C’est intéressant d’avoir des nouvelles de chez nous, mais j’éprouve de la difficulté à imaginer la vie là-bas. Je suis si éloignée de cette vie! J’ai l’impression que, d’une certaine façon, je ne fais plus partie de leur vie et qu’ils ne font plus partie de la mienne. Nous vivons deux vies séparées, complètement, dans deux mondes à part. Mais en même temps, je me sens proche d’eux par la pensée et je suis vraiment contente d’avoir de leurs nouvelles. J’imagine que c’est normal, ça fait déjà si longtemps que j’ai quitté le Québec!
Varanasi. Après avoir lu tous mes courriels, j’ai tenté de regarder cette ville avec l’œil d’un vrai Occidental, et non avec mon œil occidental qui est en Inde depuis trois mois. Les vaches, les déchets, la merde, les pauvres, ce sont tous des aspects du quotidien auxquels je suis habituée maintenant, je les regarde sans aucune surprise, sans en être choquée, ils font partie de ma vie, ils font partie du décor. Varanasi m’a fascinée. J’ai essayé de la regarder comme si j’étais fraîchement débarquée en Inde.
Varanasi, sur les bords du Gange. Varanasi, c'est l'Inde dans toutes ses saveurs. Dans toutes ses odeurs. Dans toutes ses couleurs.
Des milliers d'Indiens qui viennent prendre leur bain sacré dans le Gange, au froid et dans la brume. Les saddhus partout, des barbus habillés d'orange au front barbouillé, les fleurs sur les gaths, celles qu'on lance dans le Gange, les Indiens qui se donnent des massages, les enfants qui font voler leurs cerfs-volants, le bruit du linge que les Indiens lavent et frappent sur la pierre, le linge étendu sur les gaths à perte de vue, les mille couleurs des saris des femmes, les cérémonies auprès du Gange, les Indiens qui jouent aux cartes, les jeunes et moins jeunes qui jouent au criquet.
Les morts qu'on lave dans le Gange, qu'on entoure d'encens, qu’on brûle après les cérémonies; les vaches - probablement les plus laides de l'Inde - qui se promènent partout, et même près des crémations, qui boivent et qui chient dans le Gange, qui se nourrissent de déchets et qui ont toujours la gueule pleine de tout ce qu'il y a de plus dégueulasse. Les déchets et la merde partout, avec les odeurs qui y sont associées.
Ce Gange aux mille utilités pour les Indiens: prendre un bain sacré, laver son linge, laver ses animaux, boire l'eau sacré, y pisser et y chier. Quelques bateaux qui se promènent sur ses eaux, quelques poissons qui montrent leur dos, quelques morts et morceaux de morts qui flottent, des tonnes de fleurs partout, du plastique, des déchets, les égouts de toute la ville, tout ce qu'on peut imaginer, mis ensemble, dans une eau brune et malodorante, voilà, c'est le Gange à Varanasi.
Les grandes rues de la ville où on ne rencontre que des embouteillages de bicyclettes et de rickshaws, les ruelles encombrées par les embouteillages de vaches et de saddhus. Les femmes toutes de noir habillées dont on ne voit que les yeux, comme en Afghanistan, les femmes en saris colorés avec leur chargement sur la tête. Le chant des prières musulmanes entrecoupé des mantras récités par les hindous et des chants à Shiva, auprès des œuvres de Mère Thérèsa. Le sol rempli de déchets et de merde, la saleté qui se retrouve partout, les odeurs aussi. Dans les rues, les kiosques de fruits, de légumes, de chai, d’encens, de fleurs.
Des temples à chaque coin de rue, des Indiens nu-pieds sur le sol froid et sale, enroulés dans leur mince couverture, couchés par terre, foulard sur la tête, dans la brume. L'électricité qu’on coupe à tous les jours, de 9h à 13h, et les Indiens riches avec leur caméra et leurs jeans, symbole de richesse étalée, qui déambulent dans les bijouteries et les ruelles.
C'est bizarre, c'est étrange, c'est déstabilisant, c'est l'Inde, avec tous ses contrastes et ses contradictions. On s'y sent Blanc, et même très Blanc, et très différent, et on se le fait rappeler à chaque coin de rue.
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1 Le dhoti est un grand drap que les hommes enroulent autour de leurs jambes, qui forment une sorte de couche immense et qui leur sert de pantalon.
2 Cigarettes indiennes.
1 Maîtres.