2 juillet 2003, Ton Sai, Thaïlande.

Du Cambodge à la Thaïlande, aucun problème. Nous arrivons à Bangkok pour la troisième et dernière fois. Un troisième regard sur cette ville de Thaïlande. La première fois, à notre arrivée en Asie, cette ville nous avait dépaysés et captivés, la deuxième fois, après notre séjour en Birmanie, ce fut le choc au contact de l’industrialisation et du monde moderne. Cette fois-ci, c’est le retour dans un monde connu, une ville à la fois orientale et occidentale mais surtout, beaucoup trop achalandée par les touristes. Bangkok n’a plus rien à m’apprendre. Quelques derniers achats, du temps sur internet. Je veux m’éloigner de ce tourisme d’illusion, je ne veux plus être projetée dans l’Occident. Après tant de semaines à fréquenter toutes les guerres et les destructions, je n’ai plus envie de voir ces touristes qui viennent étaler leur mode de vie.

Nous demeurons à Bangkok aussi peu longtemps que possible et repartons vers une île perdue, référée par un ami français. Une île isolée digne de celle de Robinson Crusoé.

En laissant de côté les autobus touristiques et les circuits organisés, nous avons voyagé avec les autobus locaux. Autobus qui étaient non seulement beaucoup plus lents mais aussi beaucoup plus chers que ceux des touristes. Peu importe, au moins, nous verrons la Thaïlande, la vraie, pas celle des touristes. Une journée d’autobus, un hôtel sympathique, quelques camions, un bateau et une île.

Après plus d’une heure de bateau, un orage et un brin de vent pour finir notre trajet, nous montons à bord d’une barque minuscule. Opération difficile avec nos deux sacs à dos et la hauteur assez importante des vagues. Koh Chang, île miniature près de la frontière birmane, à différencier de l'autre île Koh Chang au centre de la Thaïlande. Petite île déserte, ou presque. Tout un exploit en Thaïlande. Je mets quiconque au défi de trouver une autre île laissée relativement intacte par l'invasion touristique, les hôtels de luxe et les plages remplies de bikini et de rave.

Pour une île perdue, c'en est une. Nous sommes les deux seuls farangs sur l'île, avec tout au plus une dizaine de Thaïs. Des huttes en bambou en démolition, des chemins étranges, des pêcheurs, une plage déserte, la mer et ses vagues. Je n’y comprends rien. Il y a un peu partout des huttes laissées à l’abandon et, à côté, les Thaïs s'appliquent à reconstruire de nouvelles huttes. Vraiment, je ne comprendrai jamais le raisonnement asiatique. Ici, on ne rénove pas, on laisse à l'abandon et on rebâtit à côté.

À nos interrogations, les habitants de l’île nous expliquent qu'ils ont dû fabriquer des clôtures de feuilles pour se protéger des vents de la mousson, enlever des planches et détruire certaines bâtisses qui n'étaient pas à l'abri du vent. Pas très rassurant.

En effet, nous voyons chaque jour les orages monter, les nuages s'accumuler et la pluie tomber à l'horizontale sous la force du vent. Le sable s'infiltre partout. Impressionnant. Mais aussi superbe. J’aime voir la nature s’enrager, se défouler sur l’humanité et sur la terre entière. Elle nous rappelle qu’elle est la plus forte, que l’homme est petit, très petit face à la grandeur de la vie. J’aime cette rage, ces couleurs puissantes, cette force de la mousson, ce déferlement de la nature.

Inspirés par des amis québécois et français, nous avons vécu sur cette île une mini-retraite. J’ai passé une journée toute seule, sans livre, sans rien, sans parler à personne, seule avec la nature, la mer, l'île et la mousson. « Je suis l’infiniment petit, je ne suis qu’un passant et je fais mon chemin à grands coups de rêves, perdue, dans l’infiniment grand »1.

Je crois que les Thaïs nous ont trouvé bien étranges. Je ne suis pas certaine qu’ils comprennent cette quête des Occidentaux, ni ce bonheur de se retrouver sur une île déserte. Pour eux, cette île représente la pêche le jour, l’ennui et la boisson le soir. Nous avons discuté de tout et de rien avec les Thaïs qui vivaient près de chez nous. Notre séjour de quelques jours seulement sur cette île déserte fut enchanteur. Du temps passé entre la mer, le sel, les palmiers, le sable et les falaises. Au frais dans le vent de la mer. Entre les orages, la pluie, la mousson. Quelques heures de soleil, très peu, mais on s'en fout, l’important est qu’il ne fasse pas trop chaud pour une fois.

Il a ensuite fallu quitter cette île, partir de ce paradis flottant au centre de l’univers. Les tempêtes ne nous rendront pas la vie facile. Départ prévu pour le matin. Le ciel se couvre, un bon orage de mousson s’acharne sur nos têtes. Nous attendons un bateau qui doit partir d'une autre île pour venir nous chercher et nous rendre à la rive. Trop de vagues, trop de pluie, aucun bateau à l'horizon. Nous attendrons celui de l'après-midi.

Au début de l’après-midi, les Thaïs nous font traverser l'île. Et nous marchons un bon 500 mètres dans la marée basse, les cailloux, les crevettes et les roseaux. Nous sommes de l’autre côté, à l’abri des grosses vagues venues du large. Deux Thaïs viennent nous conduire dans une toute petite barque. L'orage monte. Nous quittons le rivage pour aller attendre en plein milieu de la mer. Notre barquette gîte au beau milieu des vagues soulevées par un vent très fort et sous une pluie intense. J’ai peur que mon sac ou moi prennent bientôt le chemin de la mer. Nous attendons le bateau, recroquevillés sur nous-mêmes, conservant l’illusion d’être protégés du danger. Le bateau viendra-t-il? Nous l'espérons. Je n’aime pas me retrouver dans une position si incertaine. Finalement, le bateau arrive. À peine plus gros que notre embarcation, c’est lui qui nous amènera au rivage. Je suis vraiment soulagée, même si la seule place assise restante se retrouve sur le moteur. Sans encombre, nous regagnons la rive, une heure de houle plus tard.

De nouveau sur la route pour atteindre, cette fois, la Mecque de l'escalade en Thaïlande, Hat Tonsai. Après le camion et l’autobus, une autre aventure en bateau s’annonce. La mer étant trop agitée, il nous faut prendre le bateau qui part du quai le plus éloigné pour se rendre aux falaises. Je tombe à deux reprises en marchant jusqu’à l’embarcation. Les coquillages et les crevettes gisent sur le sol dégagé par la marée basse, leurs empreintes sont maintenant tracées sur mes genoux. Les vagues sont trop fortes, le bateau ne peut se rendre à destination. On nous débarque sur la plage voisine. Il nous reste à traverser les rochers, marchant dans la mer jusqu’aux genoux, nos immenses sacs sur le dos. Hat Tonsai, nous voici, nous t’avons bien mérité!

Des falaises énormes sur une plage aux eaux émeraudes. D’une grande beauté, tout simplement époustouflante. Nous avons essayé de faire de l’escalade, juste pour dire que nous profitions de ce site merveilleux, mais il aurait fallu rester une bonne semaine pour que nos doigts s’endurcissent et que ça vaille la peine.

Le paysage est superbe. Une île devant nous, la mer, les falaises, les rochers. Et les orages de la mousson, le ciel presque noir sur la mer émeraude, la pluie à l'horizontale. Un jour nous reviendrons faire de l'escalade pour la peine. C'est tellement splendide! Quelques jours passés dans cet éden retiré du monde, avec la mer et l’infini comme compagnons.

Mais, même ici, dans ces beautés asiatiques et ces paradis terrestres, tout comme ailleurs, se retrouve l’indestructible et éternel plastique. Lorsqu’on voit une bouteille à la mer, on ne se demande pas s'il y aurait par hasard un message à l'intérieur. Se poser cette question deviendrait une occupation à temps plein étant donné le grand nombre de bouteilles rencontrées dans une journée. Force nous est de constater de nouveau l'ampleur de la pollution par le plastique et tous ses méfaits. Les habitants n'ont pas bien appris à utiliser et à recycler le plastique, ils s’en servent comme ils utilisaient auparavant les produits végétaux et le papier.

Le plastique. Du Taj Mahal en Inde, on a vue sur une rivière de bouteilles de plastique, la rivière étant asséchée, il ne reste que le plastique. De la fenêtre d'un train en Inde, c'est à se demander si les Indiens essaient de faire pousser des sacs de plastique tellement il y en a à perte de vue dans les champs. Plusieurs animaux laissés en liberté meurent étouffés par le plastique qu’ils absorbent en se nourrissant dans les rues et les poubelles. Sur le delta du Mékong au Viêt-nam, les petits bateaux doivent arrêter leur moteur à peu près à toutes les quinze minutes, pour enlever le sac de plastique qui s'y est enroulé. En plein cœur des montagnes au Népal, devant nous se dresse un paysage splendide et à nos pieds, un dépotoir de plastique et ce, à dix jours de marche d'une route. Sur une plage déserte, en Thaïlande, la mer rapporte du plastique de toutes sortes. On y trouve plus de plastique que de coquillages.

La vue de cette pollution par le plastique, partout en Asie, m’attriste beaucoup. Au début, j’en étais choquée. Maintenant j’y suis habituée, ça fait partie du paysage. Mais au fond de moi, je réalise à quel point c’est une triste réalité.

Mais en même temps, comment demander à des pays où les gens meurent de faim d'installer des systèmes de récupération? Évidemment, on pourrait éduquer à une consommation plus responsable. Le plastique est utilisé en surconsommation. N'importe quel objet acheté dans la rue est enveloppée dans deux ou trois sacs de plastique, si ce n'est pas plus. En ce sens, rien de différent avec l’Occident. La récupération est certes primordiale, mais c’est à la source du problème qu’il faut s’attaquer, à la surconsommation. Ici, comme chez nous, la surconsommation est à la base de la pollution. Mais alors que chez nous, les habitudes de vie font en sorte que le plastique est entassé dans les poubelles et les dépotoirs ou récupéré, ici, le plastique se retrouve pêle-mêle sur le sol de toute l’Asie.

Je ne sais pas vraiment ce que nous pourrions faire pour améliorer la situation et pour changer ces habitudes. Il y a tellement à faire dans ces pays qu’il est difficile d'établir des priorités. Mais je sais que ces pays sont très touristiques, que, dans une année, des milliers et des milliers de touristes circulent en Asie. Si l'on compte que chaque touriste boit en moyenne de un à quatre litres d'eau par jour, tout dépendant de la chaleur, je crois que la prolifération des bouteilles de plastique est due en grande partie au tourisme. J'aurai au moins la fierté, après ce voyage, d'avoir utilisé un filtre à eau pendant un an et de n'avoir acheté au plus qu'une dizaine de bouteilles d'eau, et d'avoir limité au minimum ma consommation de sacs de plastique. C’est peu, mais c’est déjà ça.

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1 Michel Fugain, « Le grain de sable ».


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