8 juillet 2003, Bukit-Lawang, Sumatra, Indonésie.

L’Indonésie. Le plus grand pays musulman au monde. Après l'hindouisme et le bouddhisme, nous voici plongés dans l'islam. Les prières chantées du haut des minarets des mosquées cinq fois par jour, les femmes voilées. L'Indonésie, vidée de ses touristes, puisque les États-Unis, le Canada et l'Europe ont bien averti leurs ressortissants du danger imminent de voyager en pays musulman. « Les terroristes sont partout, il suffit de lever le coin d'un voile pour découvrir une bombe ou un fusil. » Que nos gouvernements peuvent être stupides des fois! Et que le monde va mal! Ici il y a tous ces Musulmans qui en veulent à tous les Blancs parce qu'ils les associent aux États-Unis, et chez nous, on nous dit que les Musulmans sont tous des terroristes. Je ne sais pas moi, on ne pourrait pas s'entendre des fois? Faire la paix? Merde, faut arrêter de vouloir diriger le monde, faut arrêter de voir des ennemis partout! Personne n'est foncièrement méchant. Faut laisser à chacun sa liberté, faut arrêter de se monter les uns contre les autres. Ça fait mal à tout le monde et ça ne sert à rien. Dans la direction où le monde s'en va, ça ne peut qu'aller de mal en pis. Il faut y changer quelque chose.

De la Thaïlande à Sumatra, la plus grande île indonésienne, il nous a fallu deux jours de transport, un petit détour en Malaisie, deux frontières et quelques policiers.

Ces quelques policiers à la frontière ont été arrêtés par le sabre de Ianis. Ou serait-ce plutôt les policiers qui ont arrêté le sabre, je ne sais plus, mais le résultat est le même. Un superbe sabre acheté au Laos! Nous avions pourtant franchi plusieurs frontières avec ce dernier, celle du Viêt-nam, puis celle du Cambodge et celle de la Thaïlande. Mais à la frontière de la Malaisie, les douaniers nous dirigent bien gentiment et sans hésiter vers le poste de police. Les policiers expliquent à Ianis qu’il a le choix, il peut garder son sabre et aller en prison ou il peut le remettre. Mais ils spécifient bien que ce n’est pas une confiscation, ils lui répètent sans cesse qu’il doit le leur donner de plein gré, ou encore, il peut le conserver, mais, le cas échéant, il ira en prison. Je n'ai jamais rencontré des policiers aussi gentils et aussi diplomates. Ils avaient tellement l'air d'avoir peur des possibles complications avec l'ambassade du Canada! Ce fut donc une confiscation toute en douceur mais tout de même assez épeurante. Et c’était tout de même bien triste, un beau souvenir qui a abouti dans les mains d’un policier.

J’étais bien curieuse de traverser ces frontières de la Thaïlande vers l'Indonésie à cause du mystère qui planait sur la mousson. En effet, dans nos guides de voyage, il est bel et bien écrit que la mousson est à son pire en juillet en Thaïlande, en novembre en Malaisie et en janvier à Sumatra. Comment une frontière ferait-elle fuir les nuages de la mousson et comment déterminerait-elle de quel côté tombent les orages? La mousson était un mystère avant qu'on la voit, elle demeure aussi mystérieuse après l’avoir vécue. Personne n'a jamais pu nous dire quand elle arrivait exactement, ni si c'était une pluie continuelle ou quelques orages torrentiels. Nous avons eu des orages assez impressionnants en Thaïlande et au Laos, du beau temps en Malaisie et à Sumatra. J’essaierai un jour de comprendre les systèmes météos qui entourent le mystère de la mousson. En attendant, ces fameuses frontières causent effectivement un changement climatique : la mousson en Thaïlande, la belle saison en Indonésie. À n’y rien comprendre!

Nous voici de passage en Malaisie, pays de la modernité, pays des grandes autoroutes et de la technologie asiatique. Un choc prématuré avant le retour en Occident. Je suis contente de me rendre en Indonésie, je pense que ces trois semaines me permettront de mieux me préparer à revenir en Malaisie, puis au grand retour en Occident. Maintenant c’est encore trop tôt, je ne me sens pas bien dans ce pays industrialisé. Nous prenons le bateau qui nous amène, après un bon six heures, en haute mer jusqu’à l’île de Sumatra. Sans difficulté, sauf les douanes qui, comme toujours, sont interminables à franchir. Finalement, nous accostons en Indonésie.

En quittant le bateau à Medan, nous savons immédiatement que nous sommes de retour en pays pauvre. La différence est palpable entre la Malaise et l’Indonésie. Des déchets partout, des trous dans les routes, la malpropreté. Et probablement aussi le sourire des gens.

Nous sommes dimanche, tout semble fermé. Il nous faut de l’argent. Nous voulons prendre l’autobus public, la station se trouve un peu à l’écart de la ville. Nous voulons aller vers Bukit-Lawang, car Medan nous apparaît comme une grande ville des plus horrible.

Nous trouvons finalement un rickshaw qui nous propose un arrêt à un « money changer » avant de nous amener à la station d’autobus. Très rapidement, nous nous rendons compte que le rickshaw en question est dans un état lamentable et que nous irions probablement plus vite à pied! Ce comptoir de change est bel et bien ouvert, mais nous avons la forte impression que notre chauffeur de rickshaw a tiré une commission de notre échange. Et, comble de tout, il nous conduit à un autobus touristique et non à la station locale. Découragés, épuisés, fatigués, nous prenons cet autobus touristique, conscients que nous avons peut-être payé dix fois le prix pour un semblant de confort qui, en réalité, n’en est pas un.

L’arrivée dans un nouveau pays se déroule toujours ainsi. La première journée, nous payons tout trop cher. Nous arrivons, il nous faut changer de l’argent, et nous habituer à cette nouvelle monnaie. Nous ignorons le prix des choses, nous ne savons aucun mot dans la langue du pays, nous ne connaissons pas le caractère des gens ni la culture du peuple. Pas toujours évident!

La langue du pays, l'Indonésien-Bahasa est probablement la plus facile au monde. La grammaire est simplifiée à l’extrême : ni ton, ni genre. Pour faire le pluriel d’un nom, il suffit de le répéter deux fois (buku, un livre; buku-buku, des livres). C'est une langue superbe à entendre qui, avec ses « r » roulés, ressemble beaucoup plus à l'espagnol qu'aux langues asiatiques. Dommage qu'on ne reste pas plus longtemps, c'est une langue que j'aimerais bien apprendre davantage! D’autant plus que c’est la langue parlée par toute l’Indonésie et la Malaisie, à quelques dialectes près, ce qui couvre d’immenses territoires.

Nous avons passé une semaine à Bukit-Lawang, ce petit village dans la jungle situé à trois heures de Medan, la troisième plus grande ville d'Indonésie, le long d’une route pleine de trous. Descendant des montagnes, Bukit-Lawang est traversé par une rivière aux eaux transparentes et parsemée de rapides. Très jolie, très pittoresque. Beaucoup de Médanais y viennent se reposer de la ville. Le samedi, Bukit-Lawang fourmille de monde. Des gens de Medan partout, les enfants qui descendent la rivière en tubes, les groupes de jeunes avec leur guitare qui chantent sur les rives. Je suis toujours étonnée de voir toutes ces jeunes filles habillées en jeans serrés, en souliers à talons hauts ou à plate-forme avec un voile sur la tête. Je constate que le voile est la seule différence qui existe entre la jeunesse d’ici et celle de chez nous. Je ne sais pas à quoi je m’attendais d’un pays musulman, mais pas à ça! J’en avais une image plus sévère, sûrement tributaire des images anti-musulmanes qu’on nous sert à toutes les sauces en Occident.

Pour la première fois depuis des mois, j’apprécie un peu plus la musique. J’ai quitté avec un soulagement énorme les pays du karaoké et des ballades languissantes asiatiques, après avoir passé à travers les ari-krishnas de l'Inde et du Népal. La musique indonésienne est, par comparaison, des plus agréable. Rock, pop, guitare et ballades.

À Bukit-Lawang, nous avons suivi un cours de sculpture traditionnelle indonésienne. Trois jours de travail intense nous ont permis de sculpter une très jolie petite statuette. Sculpter est beaucoup moins évident qu’il ne semble! Beaucoup de patience, et beaucoup de courbatures. Jan, notre professeur, était bien sympathique. Nous avons jasé longuement en sculptant, de tout et de rien, de l'Indonésie, du manque de touristes qui les fait horriblement souffrir, des musulmans qu'il trouve extrémistes, de la guerre en Aceh, région voisine. Échanges vraiment intéressants et enrichissants.

Jan nous a appris qu’il est plus grave, en Indonésie, de se faire arrêter avec de la drogue sur soi, peu importe la quantité ou la sorte, que de se faire arrêter pour meurtre. Et pourtant, on trouve de la drogue partout dans les rues de Bukit-Lawang! Elle est cultivée en Aceh et transportée à travers la jungle. Je ne crois pas que les Indonésiens craignent la police, peut-être ont-ils l’habitude de la soudoyer!

Nous sommes ici tout près de l'équateur. Sans y penser, un jour, j'ai demandé à Jan s'il faisait toujours aussi chaud. Il m’a répondu que non, bien sûr, que ça changeait, que des fois il faisait 30, des fois 31, des fois 32, que c’était très différent quoi. Même en étant ici, il m’est difficile d’imaginer un pays où les écarts de température maximaux sont de trois degrés. Je lui ai dit que chez nous, nous avions des écarts de près de soixante-dix degrés. Il ne pouvait pas imaginer, il avait d’ailleurs très peur du froid.

Après notre cours de sculpture, nous sommes partis en trek pendant deux jours dans la jungle. La jungle près de Bukit-Lawang est un parc national, de Bohorok à Aceh, et un centre de réhabilitation pour les orangs-outangs. C'est la jungle, la vraie « rainforest », avec ses tigres, ses singes de toutes sortes, ses oiseaux géants et multicolores. En entrant dans cette « rainforest », une sensation d'étouffement, d'humidité et de chaleur intense nous monte à la gorge, comme si nous étions dans un sauna. L’humidité est à couper au couteau. Ça donne un choc.

Firman, notre guide, nous a fait une petite préparation très rassurante avant d'entrer dans la jungle : « D'abord, oui il y a des tigres, mais ils ne viennent jamais près des humains, alors il n'y a aucun danger. Parmi les orangs-outangs qu'on va peut-être voir, la plupart sont semi-sauvages, i.e. en voie d'être réhabilités et ils n'ont donc pas peur des humains. Ceux qui sont sauvages se sauvent habituellement. Il y a, dans la jungle, deux orangs-outangs agressifs, Édita et Mina. Si on rencontre Édita, ça va, j'ai mon "sling-shot", je ferai semblant de la viser et elle se sauvera. Mais si on rencontre Mina, alors, c'est plus compliqué, car elle n'a peur de rien, elle est très agressive et elle va nous attaquer. Il faudra donc se sauver en courant. D'ailleurs, je me suis déjà fait mordre par Mina ici, et ici, et encore ici, et tous les guides se sont déjà fait mordre... ».

Je vais donc tenter de survivre à la jungle et aux orangs-outangs agressifs! Après quinze minutes de marche, je suis tout à fait convaincue que je ne pourrai jamais courir dans ce sentier. Il est toujours fortement incliné, en montant ou en descendant, et surtout, empli de boue et d’humidité. Il ne me reste qu’à souhaiter de ne pas rencontrer Mina! L’humidité est très pénible à supporter. J’ai de la difficulté à conserver un bon rythme de marche. Nous sommes très chanceux, nous avons vu, au cours de la journée, six orangs-outangs. Ils sont beaux et gros, ils sont venus tout près de nous. Nous avons aussi vu des macaques à longue queue et des gibbons noirs, et des oiseaux immenses et multicolores. Mais pas de Mina ni d'Édita. La jungle est impressionnante, bourrée de lianes et d'arbres immenses. Splendide. Le lendemain, nous sommes redescendus de la forêt sur la rivière, dans des tubes, en rafting. Très amusant!

Ma caméra n'a cependant pas apprécié l'humidité de la « rainforest ». Elle montre des signes d'épuisement. Le zoom ne fonctionne plus et parfois le reste non plus. J’espère qu’elle survivra aux trois dernières semaines!

Je réalise que la fin de mon voyage est toute proche. J'ai hâte de rentrer, je m'ennuie du Québec, de ma famille et de mes amis. En même temps, je n'ai pas envie de retourner en Occident, de retrouver notre petite vie froide, automatisée et technologique. J’ai peur de ne pas m’y adapter. Je ne sais pas ce que je ferai à mon retour. Je sais voyager, je sais découvrir les cultures du monde, je sais m’ouvrir les yeux sur la vie, je sais écrire, je sais prendre de belles photos, je sais apprécier les différences et les caractéristiques de chaque culture. Mais est-ce que je sais travailler, est-ce que je sais entrer dans la routine, est-ce que je sais faire de ma vie un rythme continu de jours qui se ressemblent les uns les autres? Je réalise que voyager est maintenant mon rythme de vie et que j’aime ce quotidien. Comment je réagirai dans un quotidien plus monotone à Montréal? J’ai des amis qui sont déjà rentrés. Ils disent avoir trouvé le Québec encore mieux et encore pire que dans leurs souvenirs. J’imagine que ce sera ainsi pour moi aussi.

Mais d’ici là, il me reste presque un mois. J’ai envie d’en profiter pleinement. D’ailleurs, j’aime beaucoup l’Indonésie jusqu’à présent. Ce ne sera pas un sacrifice que de continuer ma route pour quelques temps encore dans ce pays!

Ce fut très agréable de rester près d’une semaine dans le même village. Nous étions connu des habitants, nous avions nos petits endroits préférés et nos discussions quotidiennes.

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