24 juin 2003, Battambang, Cambodge.

Je me remémore le passé du Cambodge à chaque instant. Je n’arrive pas à m’en distancer. Je regarde autour de moi et tout me rappelle constamment les effets de ce génocide horrible. J’observe les autres touristes qui se prélassent sur une plage ou au bord du lac et je me demande si je suis normale. Je n’ai pas l’impression qu’ils sont aussi touchés que moi par cette réalité. Je me dis alors que j’aimerais bien être comme eux et profiter du Cambodge et de ses beautés, le sourire aux lèvres. Et je me dis aussi que je dois faire comme les Cambodgiens, penser à l’avenir plutôt qu’au passé.

Nous voulions explorer un peu le Cambodge. C’est un pays tout petit, avec seulement quelques routes, si on peut les appeler des routes, et quelques rivières. Ailleurs, des champs et des forêts tapissent le paysage mais les mines y sont cachées par milliers, alors pas question de partir à l’aventure. Au Cambodge, la prudence commande de ne pas sortir de la route, même pas pour aller aux toilettes dans les champs. Ce geste pourrait être mortel, tellement de mines traînent dans le paysage, invisibles à l’œil nu.

Notre choix devient donc plutôt limité. Nous décidons alors de louer une moto et de descendre vers le sud. Depuis notre excursion en moto au nord du Viêt-nam, j’adore faire de la moto. En fait, j’ai l’impression d’avoir trouvé là un moyen de transport qui me permet de bien voir la vie tout en percevant la culture de l’endroit où je me trouve. Parce que je suis seule sur ma moto, parce que nous circulons lentement, parce que nous nous arrêtons en plein milieu de nulle part, je trouve que ce moyen de transport me permet de développer des contacts privilégiés avec les gens et avec le pays. J’aime beaucoup. Et de plus, je trouve que j’ai passé assez de temps assise dans un autobus ou un train. Tant qu’à faire des distances, aussi bien profiter de la liberté et de l’espace que nous procure la moto!

Cette fois-ci, nous avons loué une seule moto pour les deux puisque le prix était assez élevé. C’est une grosse moto, qui ressemble plus à un motocross qu’à une moto. La suspension est excellente. En nous la louant, le propriétaire nous avertit qu’on ne doit pas payer plus qu’un dollar US pour les amendes. Remarque étrange que nous laissons passer. Nous préparons nos bagages pour partir quelques jours vers le sud, plus précisément vers Kampot, d’où nous ferons quelques excursions quotidiennes.

Quelques heures plus tard, alors que nous essayons la moto dans Phnom Penh, voici que quatre policiers nous arrêtent. Nous venons d’emprunter, nous disent-ils, une route interdite aux motos. Je regarde derrière eux et je vois sur cette même route plusieurs motos. Certes moins que sur certaines autres routes, mais tout de même, nous sommes loin d’être les seuls, et pourtant, nous sommes les seuls arrêtés par les policers. Il faut dire que nous sommes Blancs, en voici très probablement la raison. Les policiers nous montrent une pancarte où il est peut-être vraiment écrit que les motos sont interdites. En fait, le symbole est étrange mais il illustre peut-être bien cette interdiction. Alors, le verdict des policiers : 5$US d’amende. Il faut expliquer que pour les gens de ces pays, 5$US est une somme énorme qui équivaut à la moitié de leur salaire mensuel. Je veux bien aider les gens d’ici mais je ne crois pas que leur donner une somme d’argent aussi importante leur rend service. Je crois que ça provoque un déséquilibre dans la société en créant des nouveaux riches dont la richesse est basée sur l’exploitation des Blancs et du tourisme.

5$US. La mise en garde du propriétaire de la moto sur les amendes me revient en mémoire. Elle prend ici tout son sens. Et j’en comprends maintenant le pourquoi. Que faire? Négocier avec les policiers? Pourquoi pas! Nous décidons donc de marchander afin de ne pas payer plus d’un $US. La situation me semble terriblement loufoque! Le policier nous répond alors qu’ils sont quatre, qu’il faut donc leur donner 4$US afin qu’ils en aient chacun un! Il nous demande du même coup notre permis de conduire. Nous lui montrons celui du Québec. Il n’y comprend rien. Durant le temps de nos discussions, les policiers venaient nous voir à quelques reprises et puis repartaient, nous laissant seuls. J’avais simplement envie d’éclater de rire et de partir. Toute cette histoire a duré près d’une demi-heure! Une demi-heure de négociation avec les policiers, une demi-heure à retenir mon fou rire. J’ai finalement sorti mon dollar US, l’ai remis au policier et nous sommes partis sans rien dire. Il y a quand même une limite à la corruption!

Cette aventure m’a bien fait rigolé et, en ce sens, elle valait bien 1$US. Jamais je n’aurais imaginé, dans ma vie, marchander une amende avec un policier! C’est toute la différence entre ces pays où la corruption règne ouvertement et nos pays où, elle se fait souvent plus silencieuse et camouflée. Nous n’étions probablement même pas en infraction. Les policiers ont vu des Blancs sur une moto et ils ont profité de l’occasion pour augmenter leur revenu. Incroyable! L’éthique professionnelle en a pris pour son compte! Cette demi-heure m’a fait comprendre que la corruption est universelle.

Qu’importe l’amende, nous partons vers le sud. Nous descendons doucement vers Kampot. Nous roulons plutôt lentement, peut-être à 5-10 km/h, en essayant d'éviter les nombreux trous sur la route, tout simplement horribles. Dans plusieurs pays, j’ai circulé sur des routes mal entretenues, mais jamais comme celles-ci. Nous rencontrons d’énormes trous partout. Je ne dirais pas que ce sont des nids-de-poule, je dirais plutôt des nids-d’éléphant! Démesurés. Il faut chaque fois les éviter et tenir compte en même temps des camions qui arrivent à toute vitesse. Mais nous nous en sortons plutôt bien, entre les motos et les camions, les trous et la poussière.

À mi-chemin, un trou immense apparaît soudainement devant la moto, nous tentons de l’éviter mais sans succès, nous voici par terre. Rien de bien grave, mais la moto est sur mon genou qui lui, semble bien écrasé. Je suis sous le choc. Ça ne fait pas trop mal, j’arrive à marcher. Mais il y a beaucoup de sang sur mon genou et sur mon épaule. Une désinfection en règle s’impose.

Nous nous installons sur le côté de la route et je sors ma trousse de premiers soins. En moins d’une minute, tous les gens du village et des environs m’encerclent. Pourtant, nous ne sommes pas en région touristique. Je crois que pour la plupart de ces gens, c’est la première fois qu’ils voient des Blancs. Et d’en voir deux, en moto, blessés au bord de la route, en train de se soigner, c’est certainement pour eux le plus grand divertissement du mois, sinon de l’année! Personne ne parle anglais ni français, j’ai simplement autour de moi un cercle d’observateurs qui discutent entre eux, qui regardent et commentent chacun de mes gestes sans que je n’y comprenne absolument rien.

Malheureusement, je commence à manquer de pansements. Nous sommes en fin de voyage, les réserves ont diminué. Ianis regarde devant nous et voit… une croix rouge! Nous avons eu un accident en face de l’hôpital, probablement le seul à bien des kilomètres à la ronde. Peut-être que les villageois se font la même remarque sans que je ne les comprenne!

Nous nous dirigeons donc vers l’hôpital où le médecin nous accueille en nous disant en français, avec un sourire navré : « moi pas anglais ». Il parlait français! Pour de la chance, c’est de la chance! Mais son français était loin d’être excellent, l’accent cambodgien dominait et ça devait faire des dizaines d’années qu’il n’avait pas parlé français. Donc, on ne se comprenait pas vraiment. Je ne voulais que des pansements, mais il m’a tout désinfecté de nouveau. Il jouait dans ma plaie avec de l’iode et des ciseaux, il voulait couper plusieurs petits morceaux de peau. Et moi, durant ce temps, j’essayais de lui faire comprendre que je ne voulais pas! Une demi-heure plus tard, je m’en suis sortie vivante, avec de nouveaux pansements et beaucoup d’iode.

À l’hôpital, je n’ai pas pu m’empêcher de me poser des questions sur ce médecin qui parlait français. Comment a-t-il pu survivre au génocide en parlant une langue étrangère qui date de la colonie française? Comment a-t-il réussi à cacher cette connaissance, à vivre pendant cinq ans en la faisant passer complètement inaperçue? Je regardais ce médecin me soigner et, pendant ce temps, je lui accordais intérieurement toute mon admiration.

Nous étions plus près de Kampot que de Phnom Penh, alors nous avons continué notre route. Un hôtel et son propriétaire très accueillant nous attendaient à Kampot. Mais pendant la soirée et la nuit, mon genou a enflé et a pris des proportions alarmantes. Une douleur intense, de longues aiguilles irradiaient partout dans mon genou et m’ont littéralement empêchée de dormir.

Dès le lendemain, j’ai pris un camion pour remonter vers Phnom Penh afin d’aller consulter un autre médecin. Durant ce trajet, j’ai mimé dans le camion l’histoire de mon accident, puisque personne ne parlait ni anglais ni français et que tous étaient bien curieux à la vue de mes pansements. Je les ai bien fait rire. Ils me plaignaient vraiment et prenaient soin de moi, ils se racontaient entre eux mes mésaventures et les femmes me caressaient le bras pour m’encourager. Je me sentais bien entourée, comme jamais je n’aurais pu l’être chez nous dans un transport public! J’étais importante pour eux. À l’encontre de nos pays occidentaux où règne le chacun pour soi, où l’on regarde par terre, évitant de croiser les yeux de quelqu’un. Je réalise qu’ici, même lorsqu’on est malade, on n’est jamais seul.

Pendant que Ianis revenait à Phnom Penh en moto, je me suis présentée à la clinique pour les étrangers de Phnom Penh. Un médecin cambodgien qui a étudié en France m’a accueilli et soigné. Pas de cassure, seulement un très bon choc et une grosse enflure. Sauf que l’infection s’était installée dans mes blessures. Il fait tellement humide ici que tout s’infecte très rapidement, j’en suis toujours surprise. Il me faut prendre des antibiotiques.

Pas question, avec mon genou, de reprendre une moto. Alors, nous oublions l’idée d’aller vers le sud et nous prenons l’autobus pour Siem Reap, afin d’aller voir Angkor, une merveille dans ce pays. La qualité des routes au Cambodge nous donne la chance d’utiliser des autobus vibromasseurs et de comprendre toute la signification du terme « bumpy road ». Les nids-d’éléphant ne surprennent plus, la route semble en éternelle construction depuis des siècles. Dans les autobus, on trouve une poignée sur le siège pour s'y accrocher. Au Cambodge, comme en Birmanie, on comprend l'utilité de cette poignée et, pendant dix heures, on s'y agrippe pour parcourir en sautant quelques 300 km. C’est à se demander si on peut appeler ce chemin une route. On se croirait sur un quatre-roues sur les sentiers des forêts québécoises!

Plusieurs courbatures plus loin, nous voici finalement arrivés à Angkor. Des temples et des temples, des dizaines et des centaines de ruines. Merveilleux. Les splendeurs d’un siècle passé, surgies de l’oubli. Construits entre le IXe et le XIVe siècle, en plein cœur de la jungle. Une œuvre d'art. Immense. Superbe. Ces temples ont été abandonnés lors du déclin de l'empire Khmer. Puis, complètement enfouis dans la jungle, envahis par la végétation, ils ont été redécouverts, au début du siècle, par les Français. À peine débroussaillés, les Khmers Rouges arrivent et détruisent à nouveau ces temples. Aujourd'hui, le déminage de ce site vient de se terminer et la reconstruction est en cours. Il demeure que ces ruines sont impressionnantes. Nous y avons flâné, entourés, comme il se doit, de plusieurs autres touristes.

Après notre visite à Siem Reap et à Angkor, nous avons voyagé par bateau jusqu’à Battambang. Un trajet qui devait, en principe, durer trois heures. Et qui en a duré huit. Nous avons d’abord traversé un immense lac, avant d’aboutir sur une toute petite rivière aux multiples méandres. Le bateau, minuscule, et rempli à capacité, était propulsé par un moteur qui avait quelques ratées. À plusieurs reprises, les Cambodgiens ont dû arrêter le bateau pour réparer le moteur. Rassurant! Côté confort, le bateau était muni de minuscules sièges en bois. Le trajet fut long. Très long. D’autant plus long qu’on savait qu’il devait durer trois heures. Le paysage était plutôt monotone, des champs à perte de vue, des maisons en plastique et des enfants au bord de l’eau. La rivière est étroite et à deux reprises nous évitons une collision avec un bateau plus rapide qui nous frôle à toute vitesse. Je n’apprécie pas beaucoup ce trajet avec les ratées du moteur, le mince banc en bois et les risques de collision, j’ai hâte d’arriver. Nous allons à Battambang, la deuxième plus grande ville du Cambodge. Et toujours, jusqu’à l’horizon, des champs et des champs. Où est cette ville?

Que des champs. Je ne peux m’empêcher de penser qu’ils sont minés. Les Cambodgiens qu’on peut voir sur les rives sont souvent amputés. Le paysage m’attriste. Je me sens voyeuse. Voyeuse de la misère, comme si j’étais venue pour contempler la pauvreté. Je n’ai pas envie d’être ici, d’être un spectateur qui vient se balader devant les tristesses de l’humanité. Par mon regard, on dirait que je pénètre dans leur existence. Et, inévitablement, mon regard laisse dévoiler une certaine pitié. Et je ressens profondément que la pitié ne peut qu’insulter ces gens. Qu’est-ce que je suis venue faire ici? Leur transmettre une image vivante des inégalités planétaires? Je ne m’aime pas devant l’étalement de cette pauvreté.

Battambang. Finalement. Ville étrange. Petite, entourée de champs et de palmiers, une rivière circule en son centre. Le début de la mousson est arrivé. Un puissant orage éclate en soirée. Pas grand chose à faire ou à voir dans cette ville. Le marché est bien sympathique, nous y passons un certain temps.

C’est aujourd’hui la Saint-Jean-Baptiste. Pour une fois, j’ai envie de rencontrer des touristes et de faire la fête. Mais Battambang n’est pas une ville touristique, on n’y rencontre que des Cambodgiens. Habituellement, nous sommes toujours trop entourés de touristes, et maintenant que je voudrais fêter avec eux, il n’y en a pas! Nous passons donc notre Saint-Jean-Baptiste dans un petit bar-restaurant dans lequel nous jouons au billard avec des Cambodgiens, en buvant quelques bières. Sur le menu on lit : « Chili con Carne, served with French Fries and Cheese ». Cette poutine déguisée, en ce jour de Fête nationale, me rappelle le Québec et me réjouit!

Demain nous retournons en Thaïlande. Je n’oublierai jamais le Cambodge, avec son histoire triste et parsemée d’embûches. Une partie de mon cœur y restera accrochée. Mais maintenant, mon vase déborde, j’ai assez vu de guerres et d'horreur. Les Maoïstes au Népal, la dictature en Birmanie, la guerre du Viêt-nam au Laos, la guerre d'Indochine au Viêt-nam, les Khmers Rouges au Cambodge. Assez. Maintenant, je m’en vais méditer sur la beauté de la vie dans quelques îles paradisiaques de la Thaïlande. Je redeviendrai une touriste insouciante, au cœur léger, venant oublier sa vie banale sous les cocotiers, venant découvrir une autre facette de la réalité de la vie, à savoir les beautés et les grandeurs de la nature dans des coins de paradis.

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