11 février 2003, Katmandou, Népal

Six heures de jeep de Pelling à Darjeeling, pour parcourir un très laborieux 100 km. À Darjeeling, la brume étend encore son manteau opaque. Je suis malade. La diarrhée, encore une fois. Et elle est tenace. Elle part et revient depuis ma fête. En plus, j’ai les yeux jaunes. Ça me donne un air étrange, peut-être que ce sera bientôt une nouvelle mode. Ça passera, j’imagine. Puisque la brume est encore et toujours aussi pesante sur nos têtes, nous décidons de partir immédiatement vers le Népal, dans l’espoir d’un ciel dégagé à l’ouest.

Trois heures de jeep nous mènent de Darjeeling à Siliguri. Siliguri. C’est un choc. Je crois que nous avions oublié ce qu’était l’Inde, perdus que nous étions dans le Sikkim et sa culture bouddhiste. Incomparable. Pendant tout le temps où nous avons voyagé en Inde, les touristes nous disaient à quel point c’était difficile l’Inde. Pour nous, ce n’était certes pas la joie tous les jours, mais ça faisait partie de notre quotidien, c’était normal. Mais aujourd’hui, en replongeant dans l’Inde à Siliguri, je me suis rendue compte à quel point l’Inde constituait un monde à part. À quel point elle était difficile d’accès. Nous y avons passé quelques heures et j’en ai été fortement agressée! Il fallait presque se battre, au sens figuré bien sûr. Il fallait vraiment tenir à notre idée et insister pour réussir à aller où nous voulions. Prendre une jeep pour la frontière népalaise, ce n’est quand même pas demander l’impossible! Mais non, tous ces Indiens voulaient nous vendre de tout et de rien, chacun voulant nous diriger vers d’autres jeeps ou autobus qui allaient je ne sais où. À première vue, nous ne pouvions faire confiance à personne. Et il y avait des Indiens partout autour de nous, ils nous sollicitaient sans cesse avec force et acharnement. Un zoo, une jungle.

Enfin, trois heures de jeep plus tard, notre objectif est atteint, Kakarbitta, la frontière népalaise. Le lendemain, après un bon gros quinze heures d’autobus, 600 km plus loin, nous voici finalement arrivés à Katmandou, capitale du Népal, trois jours après notre départ de Pelling. Nous voici donc dans le seul pays au monde qui brandit un drapeau triangulaire. Dans le pays qui se dit « le toit du monde », possédant sur son territoire huit des dix plus hautes montagnes au monde.

J'ai fait mes adieux définitifs à l'Inde, après un séjour de presque quatre mois. Ce fut une expérience véritablement extraordinaire. Difficile parfois, souvent même, mais surtout enrichissante. J’ai côtoyé des gens et une culture avec des réalités si différentes de la mienne! J’ai appris énormément et j’ai beaucoup aimé l'Inde. L'Inde du Nord, bien sûr, car c'est tout ce que j'en ai vu. C’est doucement, au fil des jours, que je me suis glissée dans ce monde parallèle. Peu à peu, j’ai appris à faire de cet ailleurs mon milieu temporaire. J’ai déambulé sous mon sac à dos, parcourant les routes du pays. J’ai mis des images, des visages, des paysages sur plusieurs noms de villes. J’ai appris à défoncer le miroir de mon Occident. J’ai apprivoisé l’Inde, l’Orient, ses saveurs et ses couleurs innombrables. L’Inde est un pays riche et fascinant qui nous surprend tous les jours. Elle nous fait remettre en question tout ce qui était pour nous évident et normal. Tout ici est si différent! C'est déstabilisant et dépaysant. Mais c'est un dépaysement qu'il faut savoir apprécier. C’est un choc qui nous permet d'avoir un autre regard sur la vie, un autre regard sur nous, sur notre culture, sur l'Occident. Oui il y a la misère, oui certains comportements m’ont agressée, oui les Blancs sont placés sur un piédestal, mais l’Inde, c’est plus que cela. Il faut savoir franchir ces barrières. Il faut savoir apprécier toutes les contradictions, toutes les complexités et toutes les beautés de l'Inde et de sa culture.

En fait, je pense qu'il est impossible de comprendre l'Inde, de la saisir ou de l'expliquer. Il faut la vivre.

Je la conserverai longtemps au fond du cœur. Quand on y a mis les pieds, difficile de ne pas avoir envie d’y retourner. C’est un monde à part, une autre planète, qui vit et qui respire dans un ailleurs, quelque part sur la Terre.

Et maintenant, me voici au Népal, où la première et la seule industrie est le tourisme. Un pays de montagnes que le monde entier veut venir voir. Katmandou, c’est d’abord et avant tout une ville touristique, et je dirais même, très touristique. Lorsqu’on y arrive en provenance de l’Inde, l’on se sent envahi par cette multitude de touristes en quête de dépaysement. Et je dois me compter chanceuse, car avec la situation politique instable, le tourisme a baissé d'au moins 50%, ce qui est tout à fait dramatique pour les gens d'ici. Et dire que nous, nous trouvons qu'il y a trop de touristes actuellement; il m’est difficile d’imaginer ce qu’était la réalité avant les conflits!

En fait, les maoïstes ne posent pas un problème pour les touristes puisque leur but est de prendre le pouvoir un jour. Étant donné que le tourisme est la seule industrie du Népal, ils ne veulent surtout pas la détruire. Ainsi les régions dangereuses au Népal le sont pour les Népalais, mais rarement pour les Blancs. Par exemple, dans notre trajet en autobus, de la frontière à Katmandou, nous avons dû nous arrêter pour au moins quatre fouilles policières et une vingtaine de contrôles. Eh bien, nous, les Blancs, nous sommes restés dans l'autobus, à nous inquiéter de rien, puisque nous étions exemptés de tout contrôle. J’apprécie peu cette sensation, ce système à deux mesures. On voit vraiment ici la différence, et l'avantage d'être un touriste. Comme je suis au Népal, je préférerais être traitée comme les Népalais.

À première vue, Katmandou ne semble pas aussi pauvre que les villes de l'Inde. Beaucoup moins de bidonvilles, de mendiants, moins de gens vivent dans la rue. Il faut dire cependant qu’en Inde, la pauvreté est présente surtout dans les villes. Les gens de la campagne, du désert et des montagnes, ne vivent pas riche mais ils subviennent à leurs besoins. Ceux qui vivent dans la misère, ce sont ceux qui ont émigré vers les villes pour y faire fortune. Amère désillusion. Quelques-uns mourront couchés par terre dans la rue, à côté d'une vache. Un camion passera les ramasser quelques heures plus tard.

À Katmandou, quand on arrive de l’Inde, on se sent comme chez soi. Ce n'est pas le moindrement dépaysant, tout est facile et organisé! Au point où je trouve que c'est même un peu trop facile et simple, et pas assez dépaysant quoi. Je vois des touristes partout. J’ai rencontré plus de Blancs en une journée que pendant les quatre derniers mois! Pendant deux mois, en Inde, nous avons essayé de confirmer notre billet d’avion de retour, et, d’une agence à l’autre, on nous disait que c’était impossible. Ici, à Katmandou, nous sommes allés voir une seule agence qui, en moins de dix minutes, avait réglé notre problème! Il me semble vraiment avoir quitté un autre monde et être de retour chez moi. Je dois avouer qu’avec ma diarrhée persistante, j’apprécie, pour quelques jours, ce confort et cette nourriture à caractère occidental.

C’est en discutant avec d’autres touristes que je me rends compte que cette perception de familiarité est due au fait que j’arrive de l’Inde. Ces mêmes touristes arrivant de l’Europe, ou même de la Thaïlande, trouvent Katmandou très pauvre, dépaysant, différent. Les Népalais leur apparaissent agressants, ils parlent fort. Comme quoi tout est souvent une question de perspective!

Je crois que je ne revivrai plus ailleurs durant mon voyage le dépaysement et l’insécurité que j’ai constamment ressenties en Inde. J’ai peur de trouver les autres pays trop semblables au mien. J’ai peur de ne pas les apprécier à leur juste valeur, j’ai peur de ne pas être assez dépaysée et déstabilisée.

Katmandou est décrite comme la ville aux mille temples. C'est vrai qu'il y en a partout! Mon préféré est la stuppa1 géante, vraiment superbe. Près de cette stuppa, nous avons retrouvé notre ami français, Guillaume, que nous avions rencontré à Dharamsala. C’est bien sympathique de se revoir, deux mois plus tard.

Mais ce que j’apprécie le plus de Katmandou et du Népal, c’est le soleil. Il fait beau, quel bonheur! Dehors, le soleil, le ciel bleu et la chaleur. Je n’ai plus froid, rien n’est humide et je vois le soleil… Je suis au paradis, je crois!

La ville comme telle est jolie. Les bâtisses délabrées me transportent dans les vieilles villes médiévales. Ce n’est pas aussi sale qu’en Inde, ni aussi pauvre. Mais ici aussi, se promènent partout des vendeurs de toutes sortes. Un de ces vendeurs nous a invités à prendre un chai chez lui, dans sa boutique. J’étais un peu craintive après notre expérience négative de Jaipur, d’autant plus que nous étions encore une fois dans une bijouterie. Mais je me suis fiée à mon instinct, et ce fut une excellente idée car nous avons passé un après-midi très sympathique en sa compagnie.

À Katmandou, parmi tous les services faciles d’accès pour les touristes, nous avons retrouvé internet. Après consultation de mon médecin cybernétique, au Québec, j’ai compris quelle était la cause de mes yeux jaunes et de ma diarrhée persistante. J'ai l'hépatite A virale. Il me semble qu’avec le nombre incroyable de vaccins que j’ai reçu avant le départ, j’aurais dû être protégée contre toutes ces maladies étranges aux noms apeurants. Mais il faut croire que malgré le vaccin, j’ai réussi l’exploit de l’attraper! Mes yeux jaunes sont d’ailleurs d'un charme incontestable. D’après notre médecine actuelle, il n’existe aucun médicament pour soigner l’hépatite A. Pour guérir, il faut prendre du repos, ne manger ni gras, ni viande et ne pas boire d’alcool. Comme c'est plutôt mon alimentation habituelle depuis que je suis en Asie, ce ne sera pas trop difficile.

Il parait que la médecine ayurvédique2 peut soigner cette maladie. Je suis donc allée consulter un médecin ayurvédique à Katmandou. Il parlait aussi bien anglais que je parle russe, c'est tout dire! Mais ce médecin a bien vu que j'avais les yeux jaunes (plutôt difficile à cacher) et nous nous sommes compris au moins sur trois mots, « yellow, liver, hépatite ». Il m'a sorti un gros paquet de pilules à base d'herbes magiques, hum!, ayurvédiques, que je dois avaler trois fois par jour. Le goût est plutôt bizarre, mais ça ira!

Il n’y a rien d’autre à faire pour me soigner, à part me reposer, ce que je fais présentement. D'après le Lonely Planet, « si vous attrapez l'hépatite A, votre voyage est probablement fini ». Mais j'ai la tête plus dure que ça quand même, et puis, me reposer à Montréal ou à Katmandou, pour moi, c’est du pareil au même. De plus, comme ça fait quatre mois que je fais une heure de yoga par jour, alors mon corps doit être tout à fait disposé à combattre toutes les méchancetés de la planète, même l'hépatite. Le bon côté de la situation, c’est qu’ayant attrapé l'hépatite, je deviendrai à l’avenir immunisée à vie. Alors, adieu à ces vaccins inefficaces!

Ce qui est étrange, c’est que depuis maintenant presque deux semaines, je ne me sens plus malade. Au début oui, j'ai été malade, j’ai fait de la fièvre et j’ai perdu l’appétit en trek au Sikkim. Mais maintenant, ce n’est qu’une petite diarrhée comme j’en ai eue tant d’autres. On m’assure cependant que je dois me reposer quand même et ne rien faire, même si je ne ressens pas la maladie. Contexte plutôt frustrant.

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16 février 2003, Katmandou, Népal

Nous sommes en l’an 2059. Le Népal est situé quelque part entre le futur et le passé. Ici, le calendrier lunaire tibétain règle les jours, les mois et les ans. Nous sommes donc maintenant en 2059. Ce sera d'ailleurs le nouvel an dans une quinzaine de jours.

Je me demande si ma compagnie d'assurance remboursera mes médicaments : le médecin a daté ma prescription du 26e jour du 11e mois de l'an 2059! Le calendrier est cependant bel et bien le seul indice qui pourrait nous faire situer le Népal dans le futur. À regarder le mode de vie des habitants des montagnes népalaises, j’ai la même impression qu’au Sikkim, celle d’être retournée de plusieurs années dans le passé.

Malgré mon hépatite, nous sommes partis de Katmandou vers le Langtang, pour faire un trek dans cette région. J’ai décidé de juger l’évolution de ma maladie au jour le jour. Je verrai en temps et lieux comment je me sentirai et combien de kilomètres je pourrai marcher dans la journée. Je m’arrêterai si nécessaire. Sincèrement, je ne me sens pas malade du tout.

Nous avons donc pris l’autobus à Katmandou vers Syabru Besi. Une bonne journée d’autobus, dix heures, pour parcourir 130 km. Un record de lenteur! Les trois dernières heures, pendant lesquelles nous avons parcouru 15 km, furent particulièrement éprouvantes : une route creusée dans le flanc d’une falaise, minuscule, en terre et en boue. J’ai eu tellement peur! J’ai vraiment apprécié me retrouver saine et sauve sur la terre ferme.

Nous sommes partis le lendemain pour le trek. Nous avons pris la décision d’agir avec prudence, alors nous marchions vraiment très lentement. Je faisais en sorte de n’être jamais le moindrement essoufflée ou fatiguée et nous nous arrêtions toutes les demi-heures. Nous nous sommes arrêtés pour dîner, à Bamboo. Ensuite, le ciel s’étant couvert, nous avons décidé d’y loger pour la nuit puisque l’endroit était plutôt sympathique.

Ce fut difficile comme choix, mais j’ai par la suite décidé, de peur d’aggraver ma maladie, d’être sage et d'attendre Ianis ici, à Bamboo. En deux jours, il ferait l'aller-retour de ce trek et reviendrait me chercher. Par la suite, nous avons planifié revenir à Katmandou et puis partir vers les Annapurna. Toutes mes énergies seront alors requises pour y faire une vingtaine de journées de trek dans les montagnes. La décision fut difficile à prendre, car je me sentais en pleine forme!

Bamboo était l’endroit approprié pour me reposer et enrichir mes connaissances sur le Népal. Me promener à Katmandou aurait été comme me promener sur la rue Saint-Denis à Montréal. Je ne suis quand même pas partie à l'autre bout du monde pour me retrouver chez moi! Ici, l’endroit est formidable, tout en étant pourtant, pour moi, le lieu d’une expérience des plus frustrantes. Il faut imaginer que je passe mes journées à vaguer tranquillement à l’extérieur. Et entre 10h et 15h, je ne vois défiler devant moi que des marcheurs qui montent, qui descendent, et qui surtout me narguent avec leur bonne santé!

En fait, précisons que faire un trek au Népal, c’est faire une randonnée de luxe. Les sentiers sont aussi faciles à suivre que des autoroutes et des auberges ou des hôtels se retrouvent partout sur les chemins. On marche un peu, puis on s'arrête pour prendre un thé et un dhal bat3. Et, on est entouré des plus belles montagnes au monde! Le grand luxe quoi!

Ainsi, beaucoup de gens peuvent se permettre d’effectuer un trek, peu importe leur condition physique. Il suffit de marcher à son rythme en allongeant plus ou moins les journées. De plus, guides et porteurs sont toujours prêts à se faire engager. Alors, rien de plus simple que de faire un trek au Népal! Le Népalais ont su tirer profit de leur superbe pays en le rendant facile d’accès.

Toute la journée, les marcheurs déambulent devant moi, essoufflés, à moitié morts. Ils ont mis cinq heures à monter, alors que moi, j’en ai mis trois en marchant le plus lentement que je pouvais! Affirmer que les deux-tiers des gens qui passent ne sont pas au dixième de ma forme physique, est à peine exagéré. Et malgré tout, je suis condamnée à les regarder passer, clouée à Bamboo, parce que je suis malade, même si je me sens bien. L'horreur quoi. Je prends conscience à quel point j’aime aller au bout de ce que j’entreprends, à quel point je suis orgueilleuse.

Disons que je qualifierais ces quelques journées de jours de frustration intense. Entourée des plus belles montagnes du monde, je ne peux même pas aller les admirer de près! Et, le comble, mon corps ne me dit pas qu’il est malade : il me dit qu’il est en pleine forme.

Ceci dit, ce fut quand même un bien bel endroit pour y rester trois jours. Un frère et sa sœur très sympathiques tenaient l’auberge. Ils m'ont appris à tisser des ceintures tibétaines et des tapis de bambou. Nous avons passé du bon temps ensemble. Le frère m'a amené voir une « Yak House », une maison qui se déplace. Enfin, c’est la façon dont il m’a présenté la situation. Il faut dire que son anglais était très approximatif, et mon népalais encore plus. Il m’a expliqué qu’il fallait aller voir la maison le jour même, car le lendemain, elle ne serait peut-être plus là. Je ne comprenais rien à son histoire de maison mobile, mais j’avais bien envie de faire la visite! En la voyant, j’ai compris. En fait, c'était une maison de nomades qui élèvent les yaks, ce qui explique tout. Une maison, c'est un grand mot, je dirais plutôt un abri de bambou. Ils étaient trois, un homme, une femme et une petite-fille qui, à ce que j’ai compris, était la fille de leur fils. La petite fille m'a très gentiment offert ses crottes de nez. J'ai refusé au risque d'être impolie. La famille m'a offert un thé au lait de yak que j'ai accepté cette fois. Ce n’était pas mauvais. C’était surtout sympathique : nous étions tous accroupis autour du feu dans l’abri de bambou. Les différences qui prennent le thé ensemble.

C'était la première fois de ma vie que je rencontrais des nomades. J’ai comparé leur vie à ma vie de « nomade pour un an ». Je me suis dit que je préférais d’emblée mon hépatite à leur paillasse. Mais j’ai vite perçu que c'était parce que je les regardais avec mes yeux d’occidentale, habituée au confort. Car à bien les observer, ils n'avaient pas l'air malheureux. Je dirais même plus qu'ils avaient l'air heureux. Le confort, le luxe et l’argent de l’Occident ne sont pas synonymes de bonheur, mais plutôt d’illusions. Et qu’est-ce que le confort? C’est une valeur tellement relative.

Le tenancier de l’auberge ne comprenait absolument rien à ma situation. Je lui ai expliqué que je devais me reposer parce que j'étais malade et il passait son temps à me demander si j'avais mal, si j'allais mieux. Ça fait trois semaines que je ne ressens aucun mal, mais je ne vais pas mieux pour autant. Je lui ai dit que j'avais les yeux jaunes et que c'était un signe que tout n'était pas normal. Il m'a regardé attentivement mais ne semblait toujours pas convaincu. Peut-être que mes yeux n’étaient plus jaunes en fait, je ne peux le savoir, je n’ai pas de miroir. Bref, ma maladie était tout à fait inconcevable pour lui. Alors, de dépit, j'ai fini par lui dire que j'avais très mal, que je souffrais, mais que j'allais de mieux en mieux. Ça, il pouvait le concevoir!

Pendant la soirée, avec la famille du « Yak House » et de Bamboo, nous nous sommes installés autour du feu dans l’auberge. J'ai eu droit à bien des histoires drôles. D'abord, ils m'ont dit qu'ils avaient vu des touristes qui enlevaient leurs yeux. Alors, je leur ai expliqué et montré ce qu'étaient des verres de contact. Ils en ont conclu que tous les touristes en avaient, et j’ai dû leur dire que non! Et puis, suite à leurs questions, j'ai dû leur apprendre ce qu'était un four électrique, dont on se servait pour cuisiner. Ce fut plutôt ardu comme explication étant donné qu’ils n’ont pas l’électricité et qu’ils n’ont jamais vu un four. Plus tard, nous avons appris, en écoutant la radio à batteries, que les Maoïstes étaient parvenus à une entente avec le gouvernement. Nous en étions bien heureux. Là encore, je leur ai expliqué que nous entendions parler du Népal, chez nous, à la télévision, et ça les a beaucoup surpris.

Durant toute la soirée, la sœur du propriétaire de l’hôtel était malade. Elle toussait et faisait de la fièvre, elle avait l’air beaucoup plus malade que moi finalement. Je lui ai donné des pastilles, en lui disant que c'était comme des bonbons qui soigneraient sa gorge. Mais elle les avalait comme des pilules. Je lui en ai redonné trois fois, je lui ai expliqué trois fois comment les utiliser, mais elle les a avalées les trois fois comme des pilules. Ça a dû être moins efficace, tout de même!

Entre temps, cette famille m’a appris plusieurs mots de népalais. Je peux maintenant demander un peu la nourriture que je veux, décrire ma chambre. D’ici quelques temps, je pourrai m’adresser aux Népalais dans leur langue, ne serait-ce que pour établir les premiers contacts.

De ce point de vue, ce fut donc une expérience très enrichissante. Je crois qu’en ces trois jours, j’ai plus appris sur le Népal et la vie des tribus des montagnes, que si j’étais restée une semaine dans le Katmandou occidentalisé. Mais il y eut tout de même des temps morts, mes hôtes étant occupés avec leur auberge et je les aurais insulté en leur offrant mon aide. J'ai dû consacrer environ dix heures à lire, ce qui est pour moi une somme de temps plutôt considérable. Surtout quand on se fait narguer par des touristes et leurs porteurs, tout essoufflés, qu'il y a plein de montagnes autour de soi et que par-dessus tout, on ne se sent pas le moindrement malade.

J’ai été plus sage qu'orgueilleuse. Je dois avoir vieilli davantage que je le pensais durant ce voyage! Je ne suis toujours pas convaincue d'avoir pris la bonne décision, mais c'est fait, et je me suis reposée comme tout le monde me le suggérait. Mais maintenant, je change de stratégie. Je me rends compte que je suis en train d’auto-suggérer à mon corps d’être plus malade qu’il ne se sent. Je crois qu’on détient un pouvoir psychologique sur la maladie et sur notre corps. Alors j’ai décidé aujourd’hui que je n’avais plus l’hépatite et que j’étais guérie. C’est maintenant définitif.

Ianis a marché très rapidement jusqu’en haut du sentier. Les paysages étaient splendides, paraît-il, des montagnes immenses à portée de main. Les gens étaient très sympathiques sur la route et partout, se retrouvaient de petits temples bouddhistes, des roues de prières et des « prayers flags ». Lorsque Ianis m’a rejoint à Bamboo, c’était le déluge. Depuis le matin, il pleuvait à plein ciel. Là-haut, tout était sous la neige m’a dit Ianis. Ici tout est pluvieux et mouillé. Dire que je croyais m’être sortie de la malédiction de la météo du Sikkim!

Nous sommes redescendus le lendemain sous la pluie jusqu’à Syabru Besi. Nous devions prendre l’autobus afin de retourner à Katmandou. Mais cet autobus, qui devait arriver de Katmandou vers 16h, n’était toujours pas arrivé à 19h. Petite inquiétude de notre part. Il nous fallait retourner à Katmandou avant la fin de semaine, c’est à dire avant le lendemain, pour acheter notre permis de trek pour les Annapurnas, et ensuite nous y rendre. Ce ne fut qu’à 20h30, enfin, que l’autobus s’est présenté.

Je dois dire que ma nuit fut horrible. La pluie qui tambourinait sur le toit depuis deux jours me laissait présager que le petit 15 km de route en falaise, déjà risqué à l’aller, serait embourbé et plus que dangereux. Je dois avouer le lendemain que, pendant les quatre heures nécessaires pour parcourir ce 15 km, je n’ai pas osé jeter un seul coup d’œil à l’extérieur. J’avais trop peur. Pendant tout le trajet, j’ai regardé et examiné mes genoux. Je me distrayais en pensant à autre chose, tout en sachant fort bien que si nous tombions, tout était fini, sauf peut-être pour les dizaines de passagers qui étaient sur le toit et qui auraient le temps de sauter. Et c’était sans compter les possibles glissements de terrain. Je crois que ce fut le moment où j’ai ressenti la peur la plus intense de ma vie. D’abord une appréhension persistante pendant la nuit, puis une véritable peur pendant le trajet.

Un peu plus loin sur le chemin du retour, à un contrôle policier, notre autobus s’est fait prendre avec des passagers sur le toit. Les passagers n’étaient pas débarqués à temps, ce qu’ils font habituellement pour avoir l’air de ne pas transgresser la loi. La police est venue faire son inspection machinale. Nous avons ensuite eu droit au sermon sur les dangers de s’asseoir sur le toit. Tout était en népalais, mais il suffisait d’entendre le ton du policier pour comprendre le contenu de son discours enflammé. Et comme punition, notre chauffeur a dû exécuter des exercices physiques, semblables à des redressements assis. Il est allé les faire en cachette car il avait trop honte devant ses passagers. Étrange quand même, comme punition et comme réaction!

Mais nous avons heureusement survécu à ce trajet, avec de nombreuses sueurs froides, et nous voici à Katmandou, prêts à repartir pour les Annapurnas où je pourrai marcher dans les montagnes cette fois.

Depuis ces quatre premiers mois, nous avons pris un nombre incalculable d’autobus, dans lesquels nous avons passé un nombre d’heures considérable, pour ne pas dire effarant. Je n’ai pas encore décris l’écosystème de l’autobus, ce milieu vivant avec ses caractéristiques propres dans lequel nous nous assoyons pendant de longues heures. J’y vais donc d’un petit extrait thématique, une improvisation libre ayant pour titre : « Les autobus, Inde et Népal ».

En Inde, il y a deux types d’autobus, les gouvernementaux et les « deluxes », tandis qu’au Népal il n’y en a qu'une sorte, qui correspond aux « deluxes » indiens. Il est difficile d’imaginer l’absence totale de confort qui caractérise les autobus gouvernementaux indiens. Après une heure, on ne sait plus sur quelle fesse se tenir, on a les genoux meurtris à force de frapper sur le banc d'en avant. Le confort se résume à un maigre coussin sur lequel s’entassent trois passagers, bref, c'est à éviter quand c'est possible, surtout pour les longues distances. Et la nuit, c'est tout simplement l'horreur. Impossible de fermer l'œil. La musique tonitruante de la radio fait toute l'ambiance, mais après une heure, on n’est tout simplement plus capable de l'endurer.

Dans chaque autobus, deux crieurs-contrôleurs ramassent l'argent et, à l’aide d’un code secret (souvent une ou deux tapes sur l'autobus pour annoncer les départs et les arrivées), donnent leurs directives au chauffeur. Les autobus semblent incapables de rester en place. Pour que les gens embarquent plus vite, l'autobus se met à avancer et tout le monde court derrière pour essayer d’y monter. Les passagers ont la fâcheuse habitude de ne pas se déplacer vers l’arrière et de demeurer à l’avant, debout dans l’allée de l’autobus. Il est vrai qu'à l'avant, c’est plus confortable. Alors ceux qui entrent y restent, ce qui crée un embouteillage à l’avant pendant que les gens continuent de courir et de se bousculer pour monter dans l’autobus et que celui-ci continue de rouler sans s’arrêter afin que les gens se hâtent.

Un autobus, d’une capacité moyenne d'environ trente personnes, peut facilement en contenir 200, auxquelles on ajoute des poules, des chèvres, une quantité incroyable de poches de riz, et ce, sans compter tout ce qu'on installe sur le toit : gens, animaux et marchandises. Quand on occupe un banc sur le bord de l'allée, il existe une règle à respecter absolument si on veut survivre : « occuper son espace ». Si on a le malheur de laisser un centimètre libre, de se pencher un instant, on peut être certain que ce centimètre sera immédiatement occupé par quelqu'un d'autre. Il faudra ensuite user d’un combat de longue haleine pour reprendre le centimètre perdu.

Les Népalais et les Indiens étant de petite taille, quand on a le malheur d’être grand comme un Occidental, on découvre rapidement qu’il n'y a qu'un banc dans l'autobus où de grandes jambes peuvent entrer, c'est celui d'en avant. Il faut s'y prendre à l'avance pour le réserver. Le concept de bulle ou d'individualité qui existe en Occident est tout à fait inconcevable ici. Il ne faut surtout pas être claustrophobe. Les gens sont partout, collés sur nous, ils nous touchent de tous côtés, ils s’assoient même parfois sur nos genoux et ils y restent pendant tout le trajet. Ça va au début, ça devient agressant à la longue, pour des Occidentaux du moins, surtout que les trajets durent rarement de moins de six heures, étant donné l'état des routes. Au Népal, les autobus ont le privilège d’être contrôlés à peu près à tous les 30 km. Les policiers font alors sortir tous les occupants de l’autobus. Les gens qui sont sur le toit doivent descendre avant le barrage pour ne pas être déclarés illégaux. Cette cérémonie rythme les trajets népalais et les allonge considérablement.

Le voyage en autobus est ainsi en soi un écosystème grouillant et fourmillant de vie, dont les règles diffèrent de tous les concepts occidentaux connus. Il faut s’y adapter, ce que les voyageurs ont longtemps l’occasion et le temps de faire puisque le fait de réussir à s’asseoir dans l’autobus devient l’une des occupations principales de tout voyageur. Pas d’autres choix que de se faire à l’idée!

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1 Temple circulaire bouddhiste.

2 Médecine traditionnelle de l’Inde, de la Chine et du Tibet.

3 Mets traditionnel népalais, qui ressemble beaucoup au thali indien.


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