1er mars 2003, Mannang, Annapurnas, Népal

De retour à Katmandou, nous avons fait un petit saut au café internet, à nos pâtissiers préférés et à la Régie des parcs nationaux afin d’acheter notre permis de trek pour les Annapurnas. Une journée intensivement occupée à faire le lavage et le séchage de notre linge et nous voici prêts à repartir!

Tôt le matin, le soleil dort encore, nous prenons un taxi qui nous amène à la station d’autobus de Katmandou. Nous trouvons l’autobus qu’il nous faut, celui qui se dirige vers les Annapurnas. Je m’y installe avec les sacs à dos, je surveille les sacs et réserve les places, pendant que Ianis se promène dans la station pour acheter un peu de nourriture. Soudain, l’autobus démarre. Je ne réagis pas immédiatement, pensant qu’il ne fait que changer de place dans la même station, mais il prend bientôt la route. Je sens monter la panique en moi! J’essaie de communiquer avec le chauffeur qui ne comprend pas un mot d’anglais. Un moine bouddhiste traduit les quelques mots qu’il connaît. Je veux seulement que l’autobus s’arrête pour que j’aille chercher Ianis, mais le chauffeur ne veut rien savoir. Il se dirige vers une autre station d’autobus. Je comprends finalement qu’il reviendra à la première station dans une demi-heure. Je ne sais plus quoi faire, Ianis est là-bas, il ne sait pas où je suis, personne ne pourra lui expliquer la situation! Et je ne peux pas partir à sa rencontre avec les deux sacs à dos! J’explique alors ma situation à un Népalais qui parle un peu anglais, il m’offre de courir jusqu’à l’autre station pour retrouver Ianis pendant que je garde ses bagages. Ianis est facile à reconnaître, c’est le seul Blanc de la station, et en plus, il est grand. Inutile de dire que je suis plutôt stressée pendant tout le temps que ce Népalais est parti! Mais vingt minutes plus tard, il revient en compagnie de Ianis, heureusement. Quel soulagement! Ç’aurait pu être si compliqué de se retrouver!

Le reste du trajet se déroule sans encombre.

Nous y sommes. Demain, première journée de marche. Cette fois, j’ai ma carte de trek dans les mains et je vais vraiment marcher dans les montagnes. Demain, jour du grand départ. Je regarde ma carte et le trajet à parcourir est immense, des journées et des journées de marche. C’est tout un défi!

Dès la première journée de randonnée, nous nous rendons compte que nous allons plus vite que les temps inscrits sur nos cartes et dans nos guides. Nous optons donc pour des journées de marche moins longues, d’environ quatre heures. J’aime bien avoir le temps de voir la vie autour de moi.

Les premières journées se passent dans les rizières : partout des champs en escalier dans des dénivelés à couper le souffle. Les ravins sont profonds, nous montons et descendons sans cesse. Le paysage est superbe : ces flancs de montagnes cultivés, ces escaliers immenses. Les gens travaillent si fort pour avoir de quoi manger! Tout se fait à la main, c’est normal, mais c’est tellement montagneux que ça augmente de beaucoup les difficultés. Les paysans font sécher le foin dans les arbres, ce qui donne au paysage un charme particulier.

Puisque nos journées de marche sont courtes, je peux vivre ce trek non seulement comme un défi physique, mais aussi comme une opportunité de parfaire mes connaissances sur la culture népalaise. Je profite pleinement de ces merveilleux paysages. Et je dispose même d’une heure pour faire mon yoga chaque jour après la randonnée! Nous partons tôt le matin, nous prenons un long dîner et nous arrivons tôt à notre destination. Je préfère arriver tôt, car dès que le soleil descend à l’horizon, le froid s’installe. Comme l’électricité est souvent inexistante, nous nous couchons tôt le soir. Avec la température plus froide en soirée, surgit bien sûr le problème de se laver. La plupart des maisons disposent de chauffe-eau solaires. Il vaut donc mieux arriver tôt pendant qu’il fait encore soleil pour pouvoir profiter de l’eau chaude. Sinon, prendre une douche tourne au vrai martyre.

Ianis préférerait faire des journées de marche plus longues. Je ne suis pas vraiment d’accord, j’aime bien ce rythme qui nous permet de profiter du paysage et de la culture. Après discussion, nous arrivons à un compromis : nous allons effectuer des journées légèrement plus longues, ce qui nous permettra de faire un détour pour aller voir le lac Tilicho, un lac de montagne et de glacier, situé à 4000 mètres d’altitude.

Tel était notre plan, mais Mère Nature a joué en ma faveur. En effet, plus nous montons, plus nous rencontrons des randonneurs qui redescendent. La plupart des personnes qui font le tour des Annapurnas suivent la route dans le même sens que nous, il est donc anormal que nous rencontrions autant de gens en sens inverse. Curieux. Nous nous informons auprès de ceux qui descendent : pendant que nous étions sous la pluie battante au Langtang, les Annapurnas étaient aussi sous la pluie et la neige. En effet, il est tombé de deux à cinq mètres de neige là-haut. Le col, la Thorong Pass, à 5416 mètres, a disparu sous des mètres de neige. Impossible donc de le traverser. Ce n’est que la troisième fois dans leur vie que les Népalais voient autant de neige.

Prions le ciel et Dieu et Bouddha et Krishna, enfin, prions notre bonne étoile pour qu’il ne neige plus, que le soleil réapparaisse et que la neige fonde d’ici à ce que nous arrivions au col afin qu’il soit franchissable. Je n’ai surtout pas envie de rebrousser chemin! Alors, pas question d’aller plus vite que prévu, il faut au contraire prendre notre temps pour donner à la neige le temps de fondre. Pas question non plus d’aller au lac de montagne, évidemment enfoui, lui aussi, sous cinq mètres de neige.

Nous avons rencontré sur la route trois Québécois qui redescendaient. Ils avaient été pris à Thorong Phedi, le dernier arrêt avant le col, lorsque la tempête de neige a débuté. Ils y sont demeurés quelques jours, alors que tout était complètement paralysé. Quelle expérience ce devait être! Voyant qu’ils resteraient prisonniers à cet endroit pour au moins une semaine avant que le chemin ne redevienne praticable, ils ont décidé de redescendre. Avec des guides locaux, ils ont déblayé le chemin pour le retour. Neuf heures leur ont été nécessaire pour se rendre au village suivant, alors que par beau temps, la descente se fait en moins de deux heures! Ils racontaient qu’ils devaient tracer le chemin en ayant de la neige jusqu’à la taille. Alors que tous les autres touristes se disaient frustrés par cette situation, les Québécois étaient enchantés de retrouver autant de neige et de combattre les extrêmes de la nature. J’avais les yeux brillants à les écouter, quelle expérience ils ont vécue!

Le chemin que nous suivons est une route commerciale qui relie le Népal au Tibet depuis des milliers d’années. C’est encore aujourd’hui le chemin qui est emprunté pour le commerce. Dans les montagnes, par ici, tout se fait à pied. Tout se porte et se transporte sans aucune aide motorisée. Partout sur notre chemin, nous croisons porteurs et troupeaux d’ânes chargés de marchandises, qui montent vers les villages plus élevés. Tout ce qu’il y a autour de nous a été transporté jusqu’ici. C’est étrange de penser que si je suis à cinq jours de marche de la route praticable pour les autos, les gens d’ici doivent aussi marcher cinq jours pour se rendre à la route. Et tous les biens qu’ils ont et les matériaux pour construire les ponts ont aussi été portés sur leur dos pendant cinq jours. Peut-être un peu moins car les habitants des montagnes marchent plus vite que nous, mais tout de même. Ces Népalais sont complètement isolés de la civilisation, au sens où on l’entend en Occident! Les distances ne se calculent pas en kilomètres ici, mais en jours de marche.

Un soir, à Chame, une grosse télévision trônait dans l’auberge où nous logions. Je me suis d’abord dit que c’était dommage, que cet appareil moderne gâchait l'ambiance de la nature sauvage et l’isolement dans la montagne. Mais à bien y penser, je crois que, s'ils ont eu le courage de transporter leur télévision jusqu’ici, à six ou sept jours de la route, ils la méritent!

Nous avons aussi discuté, à Chame, avec un professeur. Celui-ci était originaire de la plaine du Népal. Lorsqu’il veut retourner voir sa famille, il doit d’abord marcher six ou sept jours avant d’atteindre la route, puis, faire des heures et des heures d’autobus!

Ici, dans les montagnes, je découvre ce nouveau mode de vie. J’ai de la difficulté à le concevoir et je m’imagine difficilement le vivre. J’en suis par contre fascinée. Les concepts de rapidité et d’efficacité si présents dans nos sociétés n’existent pas ici. Ces gens vivent au rythme de la vie, au rythme de leurs pas, au rythme de la nature.

Pour transporter les biens, des convois d’ânes, de mules et de poneys sont utilisés. Les animaux sont décorés, peinturés et habillés, c’est bien joli. Mais ils marchent très lentement, et sont très têtus. Leurs guides parviennent péniblement à leur faire suivre le chemin et à leur faire garder un bon rythme. Pour les marcheurs, ces convois constituent un obstacle difficile à dépasser!

Les porteurs, ces travailleurs de montagnes, m’impressionnent grandement. Ils portent sur leur dos un bon 70 kg! Incroyable, 70 kg! Et parfois même jusqu'à 100 kg. Et ils ne marchent pas sur un chemin plat, mais bien sur des chemins en pentes, tortueux, qui descendent à pic dans les ravins au bord des falaises ou qui montent en flèche vers les cimes. Ils transportent les charges attachées à une corde qu’ils installent autour de leur front. Les charges sont des plus diversifiées, parfois des tôles de trois mètres de haut, ou un réfrigérateur, ou trois tables en bois, enfin, toutes sortes d’objets pas toujours très confortables à transporter. Essentiels dans la société népalaise, les porteurs parcourent les montagnes et effectuent du commerce sur ce chemin que nous suivons et sur plusieurs autres. Avec leur petite taille et leur charge écrasante, ils m’impressionnent drôlement. Je me sens petite et je peine dans les montées, sous mon minuscule sac à dos, à peine une quinzaine de kilos!

La piste monte graduellement même si elle redescend souvent pour franchir des rivières et éviter des falaises. Nous nous dirigeons lentement mais sûrement vers les hauteurs himalayennes. La verdure diminue, la végétation change, les conifères deviennent plus nombreux. Les flancs des montagnes se dessinent de plus en plus découpés, de plus en plus rocailleux. Les terres moins en pente et cultivables se raréfient. À 2500 mètres, nous marchons déjà dans un pied de neige, et à 3000 mètres, dans plus d'un mètre de neige. Qu'est-ce que ce sera à 5000 mètres? Heureusement, le soleil nous réchauffe depuis plusieurs jours et la neige fond à vue d’œil. Nous nous retrouvons très souvent les pieds dans une neige détrempée et mouillée ou sur un sol boueux.

Soudain, après plusieurs jours de marche, à un tournant de chemin, nous découvrons devant nous les Annapurnas. D’immenses montagnes de 8000 mètres, comme des reines immaculées, se découpent dans le bleu profond du ciel, vêtues d’une robe blanche éblouissante. Les jours suivants, les Annapurnas jouent à cache-cache avec nous, entre les conifères et les caprices du terrain, mais lorsqu’elles se pointent tout autour de nous, c’est tout simplement ébahissant. Je garde les yeux grands ouverts, je veux m’imprégner de tant de beauté.

Nous sommes montés à trois endroits différents qui, chacun à leur façon, nous offrait une vue spectaculaire sur les montagnes. Le silence, la neige, les montagnes. Splendide. J’ai le cœur serré devant tant de beauté. J’ai envie d’avaler le paysage en entier, de me l’approprier. J’ai devant moi la paix du monde et la force de la nature. J’oublie de regarder où je pose les pieds tellement ce qui m’entoure est resplendissant. Les glaciers et les montagnes se succèdent, j’en ai des larmes aux yeux. Qu’ai-je fait pour mériter tant de beauté? Les mots me manquent.

Et dire que des gens vivent ici. À flanc de montagnes, des petites maisons de pierre se fondent avec le paysage, balayées par le froid et le vent. Une vie rustre et difficile. Toute la beauté du monde ne donne pas un sol fertile. Pour survivre, il faut savoir combattre la grandeur de la nature, il faut s’acharner contre les éléments. Partout, sur le chemin, des enfants au visage souriant, curieux. Et partout des « prayer flags », ces drapeaux jaunes, verts, rouges, blancs et bleus, dont les couleurs vives se découpent sur le bleu du ciel et le blanc de la neige. J’imagine qu’à vivre en mode de survie, devant la beauté du monde, ça attise la foi. Il faut beaucoup de croyances pour se réchauffer l’intérieur dans le froid de l’hiver. Des certitudes qui donnent sens à la vie de tous les jours, perdue dans les montagnes, à huit jours de marche de la civilisation.

En chemin, nous avons traversé plusieurs villages abandonnés et même un fort. Les gens, paraît-il, y reviennent au printemps, lorsque le froid redevient supportable et les terres cultivables. Nous avons fait une petite excursion jusqu’au fort abandonné, de la neige jusqu’à la taille.

Nous voici maintenant à Mannang, à 3500 mètres d’altitude. Assis sur le toit de notre hôtel, les montagnes radieuses bloquent l’horizon, nous avons vue sur l’immensité. Nous arrêterons ici pour une journée, afin de permettre à notre corps de s’adapter à l’altitude élevée. Puis, ce sera la dernière montée vers le col.

Il fait froid. Quand nous ne marchons pas, c’est glacial. Il faut profiter du soleil de midi pour se laver. Dans l’eau froide. C’est sans doute la dernière fois que je peux me laver d’ici quelques jours. Dès que le soleil se couche derrière le mur des montagnes, nous nous emmitouflons dans une énorme pile de couvertures de laine, les pieds près du feu, un bon thé chaud devant nous. Le matin, l’eau dans les seaux s’est changée en glace.

Mes bottes prennent l’eau, j’ai sans cesse les pieds mouillés et gelés. Je les cire chaque soir et mes mains gèlent à la tâche. Et dès le début de la journée, la cire perd son efficacité et mes pieds flottent de nouveau dans l’eau froide.

Assise, sur le toit, avec le froid qui me transperce, je dois bouger pour me réchauffer. J’admire la beauté du monde, la puissance de la nature, la grandeur de la vie. Je suis heureuse. J’y resterais pendant des heures si ce n’était du froid.

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