17 avril 2003, Bangkok, Thaïlande
Un petit avion, une heure de vol, et nous voici de retour à Bangkok.
Et de retour sur internet. Quel plaisir! Déjà presque un mois que je n’avais aucun contact avec le monde extérieur.
Ce n’est pas la guerre qui m’a manqué, ni les horreurs de notre civilisation. Depuis que j’en ai vu les images à la télévision, j’en suis plus que jamais dégoûtée. Même pas envie de m’informer sur le monde. Aucun intérêt. De toute façon, le monde est malade, qu’est-ce que je pourrais apprendre de plus?
Ce qui m’a manqué, c’est le contact, la conversation avec les gens qui me sont proches, avec mes amis. Mon frère et Alex m’ont replongée dans le Québec. Avec eux, je vivais avec mes amis quelque part en Asie. Maintenant qu’ils sont partis, mes amis me manquent. Au moins ici il y a les ordinateurs, je peux communiquer avec eux de temps en temps, ça réchauffe le cœur.
Il y a eu une tempête de neige au Québec en ce milieu d’avril. Ça me fait rêver. J’aimerais bien sentir le froid. Ça fait si longtemps déjà que je n’ai pas eu cette sensation! Un mois en fait, depuis le Népal. J’ai même peine à l’imaginer. Ce que j’aimerais, en fait, c’est, d’abord et avant tout, vivre sans avoir trop chaud. Ne pas être couverte de sueurs à chaque instant, même fraîchement sortie de la douche. Ici, impossible d’être actifs en après-midi, trop d’efforts pourraient provoquer un coup de chaleur. La nuit, la chaleur me réveille dès 5h du matin. Le jour, après cinq minutes de marche, je me sens épuisée. Je prends habituellement quatre douches par jour, mais c’est une mince tentative pour refroidir mes sangs. Quand il fait froid, il est toujours possible de se réchauffer, mais ici, j’ai épuisé tous les moyens de me rafraîchir. Cette chaleur torride m’écrase.
Le retour à Bangkok, c’est aussi le retour vers la grande ville, dans le monde développé et industrialisé. Un choc avec le monde civilisé.
C’est étrange car en octobre dernier, Bangkok me semblait dépaysant. Aujourd’hui, après l’Inde, le Népal et la Birmanie, je jette un regard différent sur Bangkok. Assise dans l’autobus qui me mène de l’aéroport à l’hôtel, je regarde par la fenêtre et je suis frappée de plein fouet par la civilisation. Quelle différence! Yeux grands ouverts, je suis saisie d’étonnement. Les édifices, les autoroutes, les automobiles, les gens, tout ce qui est devant moi est si moderne! Le monde civilisé défile à mes côtés et je m’y sens complètement étrangère. Cette course effrénée, ce mode de vie urbanisé. J’ai l’impression d’avoir vécu les six derniers mois dans un monde parallèle. J’ai vécu ailleurs, là où cette folle civilisation n’existe pas. Je me sens comme une extra-terrestre qui vient de débarquer sur une nouvelle planète.
Bangkok est aujourd’hui aussi dépaysante que la première fois, mais en sens inverse. En octobre, c’était un choc avec l’Orient. Aujourd’hui, c’est un choc avec la civilisation moderne.
Et quand je pense que l’Occident est encore tellement plus moderne qu’ici, j’ai peur. Comment ferai-je pour m’y réintégrer? Comment pourrai-je m’y sentir à nouveau chez moi? J’imagine mal mon retour au Québec.
Depuis mon arrivée à Bangkok, je suis montée dans un gratte-ciel, j’ai pris un ascenseur, j’ai arpenté un centre d'achats, j’ai vu une énorme quantité de Mc Donald’s, de Burger King et de Pizza Hut, d’autos, de ponts, d'autoroutes et même de téléphones cellulaires, à mon grand désarroi, moi qui les déteste. C’est incontestable, je suis de retour dans la civilisation.
Si la chaleur est intense, pourtant, les gens sont froids. Une grande ville où personne ne sourit, où personne ne se parle. Les gens déambulent dans les rues, pressés, stressés, c’est la course contre la montre, la course à l’argent, la vie à la course. Le regard tourné vers le sol, les gens se concentrent sur le trottoir et filent droit devant eux. C’est incontestable, je suis de retour dans le monde dit civilisé.
Civilisation, monde civilisé.
C’est à se demander où est la civilisation dans ce monde fou, c’est à se demander pourquoi cette société mérite le qualificatif de civilisée. Je préférais mon monde parallèle.
Les routes de la Thaïlande sont mieux entretenues que les routes québécoises, les autobus sont de qualité supérieure à ceux de Voyageur ou de Greyhound. Bref, je me sens presque de retour chez moi après six mois en Inde, au Népal et en Birmanie. De retour chez moi, sauf qu'il fait trop chaud et qu'il me manque tous mes amis.
La Thaïlande, bien sûr, c’est le pays des touristes. Des farangs1 et des farangs, la plupart attirés par la vie facile, la vita bella. Le coût de la vie est très bas, comme partout où nous sommes allés d’ailleurs. Et de plus, le cadre et le mode de vie ne nous dépaysent pas trop. Un grand nombre de farangs viennent pour des semaines et des mois, pour se reposer, pour visiter, pour se saouler à bas prix, pour vivre une vie de luxe sans se ruiner, dans des îles de rêves et de paradis, dans des paysages superbes. Un peu exotique mais pas trop, et quand même près de la civilisation.
Je ne partage pas du tout cette vision des farangs. Je ne peux les blâmer, ils peuvent bien voyager comme ils l’entendent. Mais pour moi, mon but n’est pas de relaxer et d’avoir la vie facile dans un paysage sublime. Je cherche plutôt à apprendre sur les autres modes de vie, les différentes cultures, la façon dont vivent les gens ailleurs dans le monde. Alors qu'en Birmanie je pouvais aisément passer une journée sans ne voir aucun touriste, souvent en Thaïlande, je peux très bien passer une journée sans voir aucun Thaï. Je n’aime pas ce renversement de situation.
Je réalise que je n’arrive pas à m’intégrer à ce monde touristique, que je ne me sens pas à l’aise au sein de cette foule en vacances. En fait, je n’ai même pas envie de m’intégrer. Je n’ai pas envie d’être associée à ces excursions collectives de touristes, je n’ai pas envie de passer mes soirées devant un film occidental avec une bière en compagnie d’autres Blancs, comme je le ferais chez nous. Je ne suis pas venue ici pour vivre comme chez nous. Je suis venue ici pour découvrir le monde. J’ai envie de rencontrer les gens d’ici et non pas ceux de chez nous. Je pense que ce sera difficile. Ça me fait peur. Je ne suis pas certaine d’aimer l’Asie du Sud-Est si je demeure confinée au monde touristique.
Je me promène dans Bangkok un peu le vague à l’âme. La ville respire trop la modernité. Les Blancs sont trop présents. Et la culture thaï trop peu visible. Nous n’y resterons que le temps d’obtenir notre visa pour le Laos. J’ai plus que hâte de quitter cette grande ville.
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29 avril 2003, Pai, Thaïlande
Nous avons laissé un sac à dos à notre hôtel à Bangkok. Pour les trois prochains mois. La dame qui parlait anglais était absente quand nous sommes partis. Nous avons signé dans un cahier mais nous n’avons pas de reçu pour le sac laissé en consigne. Aucune preuve. Le retrouverons-nous un jour? J’ai décidé de faire confiance. Et sinon, tant pis, nous l’aurons perdu!
Un autobus touristique et luxueux nous a menés de Bangkok à Chiang Mai, où nous sommes arrivés à l’aube. Je suis déjà saturée de ce monde artificiel loin de la vraie Thaïlande. Nous avons quitté le groupe et l’univers confiné des touristes, nous sommes partis à pied dans la ville. Définitivement encore trop de touristes par ici. Nous avons trouvé la station locale de bus et nous sommes repartis pour Pai.
Pai, petit village pittoresque, petit village paisible qui sied au bord de la rivière. Un village sympathique, mais surprise, la population de farangs y est plus élevée que la population de Thaï. Cafés internet, restaurants italiens, agences touristiques, bars et pubs constituent le paysage quotidien de ce village.
Ça ne va pas du tout. C’est la Thaïlande que je veux voir, pas les farangs!
Vraiment, ça ne va pas du tout. Que faire? Deux options sont possibles. Soit que nous quittions immédiatement la Thaïlande, soit que nous essayions d’aller dans d’autres villages, dans l’espoir d’y découvrir la vraie Thaïlande. Avec la crainte que ce ne soit partout pareil.
Un éclair de génie : nous décidons de nous louer, chacun, une moto. Nous regardons la carte : nous ferons une boucle qui nous prendra à peu près une semaine. En moto, nous pourrons passer dans les villages plus retirés, voir la vie, voir les gens, voir le pays et surtout, visiter les endroits où les farangs n’ont pas envahi le territoire.
Louer une moto, quelle bonne idée! Nous serons libres, nous pourrons aller là où bon nous semble, nous pourrons quitter les sentiers touristiques!
Sauf que je n'ai jamais conduit de moto, moi. Les cours, les permis et toutes ces formalités bureaucratiques n’existent pas ici. Louer une moto fut chose facile. Mais maintenant que j’ai une moto, comment apprendre à la conduire? Par essais et erreurs, l’autodidacte en moi s’est mise au travail.
En partant sur ma moto, je me demandais vraiment si c'était une si bonne idée que ça.
Le nord de la Thaïlande est très montagneux, des petites montagnes rondes de 1000 à 2000 mètres. Et qui dit montagneuses, dit routes sinueuses. Des routes qui montent, descendent, tournent, zigzaguent. En une journée de conduite, j'ai très bien appris, n'ayant pas trop le choix, à contrôler ma moto! Dès la deuxième journée, c’était déjà plus facile.
J’adore maintenant me promener en moto. Je pense d’ailleurs que l’endroit le plus frais de la Thaïlande est le siège de ma moto lorsque je roule. Quel bonheur de sentir la brise du vent qui rafraîchit mon corps et mon visage! Et quelle jouissance que de se balader entre les petits villages, d’admirer les superbes paysages de montagnes, de surprendre la brume tôt le matin, de guetter du coin de l’œil les nuages, d’apercevoir les orages qui montent certains après-midis, d’entrevoir la terre rougeâtre entre les bananiers et les pins!
Le soleil du midi est pénible. Nous préférons rouler entre 7h et 11h le matin, ou entre 16h et 18h. Sinon, la chaleur nous accable trop. Arrêt obligatoire pour relaxer en après-midi!
La conduite sur la route en Thaïlande est particulière. Les Thaïs conduisent à gauche. J’ai vite pris l’habitude. Les Thaïs ont par contre une conception étrange des lignes sur la route : quand ils voient une ligne au centre d'une route, ils roulent exactement dessus. Il ne se tassent que lorsqu’ils croisent quelqu'un à contresens. Ils me surprennent chaque fois au tournant d’un chemin! Sur les autoroutes, les motos doivent rouler sur l'accotement de gauche. Sauf que sur ce même accotement, il y a beaucoup de motos et parfois même des autos qui roulent à contresens! C'est à n'y rien comprendre et plutôt stressant. Surtout que les Thaïs conduisent comme des fous! Je crois qu'ils trouvent très amusant et divertissant de se couper la route les uns les autres.
Une autre difficulté à laquelle nous sommes confrontés concerne les panneaux de signalisation routière qui sont écrits en thaï. La langue thaï n'utilisant pas notre alphabet, impossible pour nous d’y comprendre quelque chose. Il faut donc connaître au préalable notre trajet, car se perdre devient très facile! Et malgré mes efforts, l’écriture thaï, des petits ronds dans tous les sens, demeure un mystère pour moi.
Aussitôt sortis des milieux touristiques, l’anglais n’existe tout simplement pas en Thaïlande. Les petits villages sont très jolis avec leurs maisons en bambou et leurs toits en feuilles de bananiers. Les gens sont gentils, mais nous faisons face au problème majeur de la communication. Les Thaïs étant très gênés, ils évitent de s’adresser à nous, ils nous jettent un regard en coin et sourient tout le temps. Pour nous rendre service, ils font du mieux qu'ils peuvent et nous donnent ainsi souvent de faux renseignements, pas nécessairement de façon intentionnelle. En fait, nous découvrons qu’ils préfèrent nous donner une réponse et une information, même s’ils n’ont pas compris la question ou même si cette information est fausse. Nous laisser sans réponse serait, pour eux, manquer à leurs devoirs d’hospitalité. Mais sans anglais de leur part et sans thaï de la nôtre, la conversation devient ardue. En une semaine, nous n’avons appris que quelques mots.
Dans l’un de ces villages, il nous a fallu une bonne heure, si ce n'est pas plus, pour trouver l'hôtel. Les pancartes étaient en thaï et les villageois ne comprenaient pas l’anglais. Malgré nos signes et nos gestes, personne ne comprenait ce que nous voulions. Tous cherchaient par contre à nous aider, mais à coups de sourires et de fausses indications. Après une heure, nous commencions à avoir hâte de trouver l'hôtel! Après coup, nous en avons bien ri.
En fait, depuis que je suis en voyage, j’ai appris à les imiter. Quand je ne comprends pas, je souris, et si je ne comprends toujours pas après un certain temps, je dis oui de toute façon.
Ce parcours d’une semaine en moto nous a conduits dans plusieurs endroits bien pittoresques du nord de la Thaïlande. Nous avons visité des cavernes et des grottes remplies de stalactites et de stalagmites, avec, à l’intérieur, des cercueils et des dessins faits par des tribus primitives.
Au début du parcours, nous avons visité le village de « Long Necks Karen », des « femmes au long cou ». Ces femmes birmanes réfugiées en Thaïlande portent des anneaux dorés au cou depuis leur enfance. Ç’aurait pu être très intéressant. Mais c’était un village créé entièrement pour les touristes : nous payions pour entrer, pour visiter, pour prendre des photos, tandis que les femmes se donnaient en spectacle. J’avais l’impression de visiter un zoo. Le spectacle manquait d’authenticité. Je préfère les villages et les endroits peut-être moins spectaculaires mais où l’on peut voir la vie thaïe au quotidien, sans tous ces artifices touristiques.
J’ai préféré à ces longs cous tous les autres petits villages de bambou sur notre route. Les gens souriants et la simplicité de la vie dans les champs. Les superbes paysages de petites montagnes, les wats2 à chaque tournant de la route, les moines vêtus d’orange éclatant, les rivières, les chutes immenses et les eaux thermales.
Nous nous sommes aussi baladés à dos d'éléphant, à un autre site touristique. Qu’est-ce que c'est gros un éléphant! Et il a plein de poils durs sur la tête! Nous avons déambulé une heure assis sur son dos, ce qui n’était absolument pas confortable. Ensuite, la rivière est devenue notre terrain de jeu et l'éléphant s'est amusé à nous faire tomber dans l'eau et à nous arroser, et nous, nous essayions juste de tenir sur son dos en nous agrippant à ses oreilles! Vraiment amusant comme jeu! Notre éléphant avait l'air très intelligent : c'est lui qui dirigeait le tout.
Ce que j’ai le plus apprécié lors de cette semaine en moto, c’est le contact avec la Thaïlande retrouvée et non voilée par le tourisme. J’ai aimé admirer la vie dans les endroits reculés, les villages, les champs. Même si bien souvent la communication était quasi impossible. C’était aussi souvent le cas en Inde, mais les Indiens sont beaucoup plus chaleureux et expressifs que les Asiatiques. Ici, c’est le sourire qui fait la conversation. En Inde, ce sont les gestes.
De retour à Pai, nous nous sommes inscrits à un cours de cuisine thaïlandaise avec Thom. Aux saveurs des mets thaïlandais s’ajoutent celles de l’histoire et de la culture thaïe qu’elle se plaisait à nous raconter. Son excellent anglais nous permettait de lui poser maintes questions sur la Thaïlande. Et la nourriture thaï se qualifie tout simplement d’excellente! Sans compter tous ces fruits tropicaux dont chaque jour nous nous sommes gavés. Nous sommes très loin des pâles imitations exportées qui nous arrivent au Québec!
Notre apprentissage des langues asiatiques s’avéra plus difficile que l’on croyait. Aucune comparaison avec l'hindi ou le népalais. Chaque son peut être prononcé de quatre ou cinq façons différentes, dépendant de l’intonation. À mes oreilles, tous les sons sont semblables. Je ne peux même pas les différencier, comment pourrais-je les reproduire? Je pense que je ne pourrai jamais apprendre, ne serait-ce que quelques mots!
Au début de notre périple dans le nord de la Thaïlande, je m’apercevais que les seules personnes qui me souriaient étaient des Birmans exilés, alors je ne trouvais pas les Thaïs particulièrement sympathiques. Je crois finalement qu’il ne s’agit que d’une différence culturelle : les Thaïs sont plus gênés, surtout devant les farangs, souvent ils n'osent ni nous regarder ni nous parler.
Nous avons conversé avec plusieurs Birmans qui se sont enfuis de la dictature militaire de leur pays. Ils travaillent maintenant en Thaïlande pour la promotion des droits humains en Birmanie. C'était vraiment intéressant de parler avec eux de leur pays d'où nous arrivions, d’entendre leur version sur la répression militaire. D’après leurs dires, la réalité est bien différente de ce que nous y avons vu en tant que touristes.
Il paraît que la Birmanie était aussi développée que la Thaïlande il y a de cela une cinquantaine d’années seulement. Aujourd’hui, la Thaïlande est loin, très loin devant. Les Birmans nous ont raconté les horreurs du régime de dictature, les travaux forcés dans les campagnes, les enfants kidnappés qu’on éduque dans l’armée. Des réalités qui me semblent tellement irréelles. Je trouve incroyable à quel point on ne montre au monde extérieur que les aspects qu’on veut d’un pays. Et combien il est facile de donner à ceux qui y ont voyagé, l’illusion d’avoir vu la réalité du pays. En Thaïlande, je découvre la facette cachée de la Birmanie.
Et il y a toujours cette chaleur. Je commence à me demander sincèrement si je serai capable d’endurer cette température torride pendant encore trois mois. C’est tout simplement insupportable.
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1 Blancs, touristes, étrangers.
2 Pagode, temple bouddhiste.