15 avril 2003, Yangoon, Birmanie
Après notre séjour à Inle Lake, un long trajet d’autobus nous a conduit, encore une fois aux petites heures du matin, à Kyaitko, le lieu de pèlerinage le plus important de la Birmanie. Dans la montagne, le « Golden Rock », une énorme roche dorée surmontée d'une pagode tient en équilibre sur une autre roche, et d'après la légende, sur un cheveu de Bouddha. Près de cette roche, c’est la foule, les moines, les familles et les enfants, tous y viennent pour s'agenouiller et prier.
Quant à moi, ce n’est pas la roche qui m’a impressionnée, mais bien l’ambiance. De voir tous ces moines bouddhistes faire leurs prières et leurs offrandes, de voir les gens qui vendent des fleurs et des remèdes faits à partir d'os et de squelettes d'animaux. J’aimais bien m’y promener doucement et me laisser pénétrer par cette ferveur religieuse, cette puissance de l’humain qui s’abandonne devant la grandeur suprême. Cet humain qui se reconnaît petit devant l’immensité, l’infini. Comme moi devant les montagnes, comme moi dans le désert.
À Kyaikto, j’ai réalisé une tentative risquée en Birmanie, celle de téléphoner. J’en avais fait l’essai à Mandalay. Essai de près d’une heure pour téléphoner à mes parents. Ce téléphone avait été l’objet d’une scène bien amusante. En effet, le monsieur téléphonait à quelqu’un, je ne sais qui, avec mon numéro de téléphone dans les mains. Il recevait ensuite plusieurs appels, parlait très fort, me donnait l'appareil de temps en temps. Mais moi j'entendais beaucoup de bruit et il n'y avait personne au bout du fil. Finalement, au bout d'une heure, il m'a passé l'appareil en me disant que c’était une « machine » (le répondeur). Il y avait au moins trois autres personnes sur la ligne, j'entendais des bruits bizarres qui bourdonnaient sans cesse. J’ai tout de même laissé un message sans trop savoir si c’était bien le répondeur de mes parents. J'étais convaincue que cette tentative était vaine. J’ai finalement su plus tard que le message avait bel et bien été reçu. Ce petit appel bruyant d’une minute m'avait coûté 7$US. C’était suffisant pour nous faire abandonner toute idée de téléphoner en Birmanie.
Mais à Kyaitko, je tentai un nouvel essai car nous voulions réserver un hôtel à Yangoon étant donné que le Festival de l’eau commencerait bientôt et que, pour l’occasion, tout serait probablement complet. Je suis donc allée voir LE téléphone de la ville. Le monsieur m'a demandé mon numéro, il a pris un téléphone à manivelle – une manivelle qu'il tournait pendant tout le temps qu'il parlait au téléphone : il criait dans l'appareil et il branchait et débranchait des fils selon les appels qu'il recevait. Grandes conversations en criant dans le combiné, il m'a dit que je devais attendre une demi-heure pour avoir la communication avec Yangoon. Yangoon est effectivement loin de Kyaitko, un bon 100km! J’étais abasourdie. Il utilisait un téléphone comme on en voit dans les vieux films, un téléphone comme devait en utiliser Alexander Graham Bell. J'ai donc laissé tomber l'idée de téléphoner à Yangoon.
Le téléphone birman est inefficace à 100km de distance, pour rejoindre la capitale. Alors imaginez, téléphoner au Canada. Imaginez, internet. Ce pays vit encore dans le passé.
Tant pis pour la réservation, nous trouverons bien un hôtel à Yangoon! Ce que nous avons fait, sans problème finalement, à notre arrivée le 11 avril au soir. Pour nous rendre à l’hôtel, nous avons pris un taxi de la station d’autobus au centre-ville. Un petit taxi dans lequel nous étions sept passagers. Et dire que chez nous, nous nous trouvons trop tassés quand nous sommes cinq dans une auto!
Du 13 au 16 avril, cette année, se déroule en Birmanie le Festival de l’eau, suivi du Nouvel An Birman, le 17 avril. Pendant ces cinq jours, tout est fermé dans le pays. Véritablement tout, aucun autobus, aucune boutique, aucun transport, rien ne fonctionne, c'est incroyable. Inimaginable dans nos pays! Ce Festival, semblable à la fête hindouiste de Holi que nous avions vécue au Népal, a cependant plus d’ampleur.
Le Festival de l’eau est en lui-même déconcertant. Il fait horriblement chaud ici. Alors, pendant ces cinq jours, tout le monde lance de l'eau sur tout le monde, à l’aide de chaudières d'eau lancée des toits, de boyaux d'arrosage, de pots d’eau versés sur la tête des passants. C'est impensable. Sur le bord des rues, se trouvent des kiosques avec tous les jeunes de la ville qui ont d’immenses boyaux d'arrosage et qui arrosent tout ce qui circule dans la rue. Pendant cinq jours, impossible de rester au sec, nous sommes mouillés dès que nous sortons à l’extérieur. Mouillés et même détrempés! Il faut mettre notre portefeuille et tout ce que nous transportons dans un sac en plastique, sinon, en cinq minutes tout est trempé! L’ambiance est impressionnante, il y a des systèmes de son partout, les gens dansent dans les rues, toute la population festoie et s'arrose mutuellement. Et en plus, tout le monde boit, pendant toute la journée, à coup de rhum et de bières, et on s'arrose, encore et encore.
Un tel festival au Québec dégénérerait complètement. Il y aurait des violences et des casses. Ça prend vraiment le tempérament asiatique, paisible et réservé, pour qu'un pays puisse tout fermer pendant cinq jours et que la fête se poursuive durant tout ce temps sans qu'il n'y ait aucun incident! Les Birmans, longtemps calmes et discrets, subissent un changement monumental. Ils revêtent pantalons et camisoles, plutôt que leurs traditionnels longys, ils dansent, boivent et parlent à tout le monde! J’ai même vu deux Birmans punk, je ne croyais pas que ça pouvait exister!
Finalement, nous nous sommes bien amusés durant ce festival. En nous promenant dans les rues et en nous faisant arroser. Étant les seuls Blancs dans les environs, nous étions une cible de choix pour les Birmans. Quant au spectacle du premier soir, sur la grande scène, ce fut plutôt décevant.
La deuxième journée, nous avions compris que la fête se passait surtout le jour. Nous avons donc parcouru toute la ville. Nous nous sommes faits embarquer dans des camions avec les jeunes, nous nous sommes faits arroser à gros coups de boyaux, un peu trop fort pour moi, merci. Puis, nous nous sommes égarés, dans des recoins où nous n’étions jamais allés, sous l'eau, avec un groupe de jeunes universitaires saouls et beaucoup moins réservés qu'à l'habitude!
La troisième journée, nous nous sommes installés dans la rue avec un groupe de jeunes, et nous avons arrosé les passants, alors que nos amis et leur famille nous offraient à manger et à boire. Les passants étaient bien surpris et amusés de se faire arroser par des Blancs! Un festival complètement fou et dans une ambiance grandiose. Difficile à imaginer et à décrire.
Yangoon nous a aussi fourni l’occasion de renouer avec le Monde. Durant les trois dernières semaines, nous vivions sans aucun accès possible au monde extérieur. Il paraît que, durant ce temps, la guerre se déroulait, que l’Irak et les États-Unis jouaient aux méchants et aux gentils. Reste à savoir qui sont vraiment les méchants et qui sont vraiment les gentils. Je crois que, comme le dirait si bien Eddie, ce n’est pas noir ou blanc, il n’y a ni méchant ni gentil. Cette guerre, je ne l’ai pas vue. Elle était en toile de fond durant notre séjour en Birmanie, nous la savions là, mais nous n’en avions aucun indice. Sauf, parfois, des gens qui nous disaient : « Canada, no war, good ». Avec notre séjour à Yangoon, nous avons eu droit au privilège télévisé de voir la guerre sur écran, de voir les bombardements sous forme de jeu vidéo. Privilège? Choc avec ma civilisation, choc avec le monde, rejet de sa stupidité. Les gens n’ont rien ici, ils meurent de faim. La guerre se vit en Irak, elle pourrait être ici, et ça, je ne peux pas l’accepter. On ne fait pas la guerre pour faire la paix, c’est inhumain, c’est un non-sens dysfonctionnel.
Je regarde le monde, un peu dégoûtée. Peut-être qu’au fond j’aurais préféré demeurer dans mon isolement protégé. Mais c’est terminé maintenant. Demain, nous prenons l’avion pour Bangkok, demain, retour dans le monde.
J'étais très heureuse de faire ce bout de voyage avec mon frère et sa copine. Ça m'a ramené près du Québec et près de mes amis. C'était étrange cette rencontre avec chez nous. Nous étions habitués de voyager à deux, c’est différent à quatre. Différent d'abord dans le regard des autres. Nous sommes un groupe de Blancs qui s'impose dans le paysage birman, nous ne passons jamais inaperçus. Les gens ont un regard autre sur nous, nous nous faisons plus remarquer et ils sont plus gênés de nous aborder. Mais c’est aussi différent pour nous, prendre une décision à quatre prend plus de temps qu'à deux et, surtout, il devient plus difficile de respecter les goûts, les envies, les limites, les désirs de chacun. Il faut faire plus de compromis.
Ça n'a pas toujours été facile. La chaleur n'a pas aidé. Très difficile de s'endurer soi-même quand il fait aussi chaud. Les transports furent aussi pénibles, quand ça fait vingt heures que nous sommes entassés dans un autobus, nous devenons certainement moins tolérants. Et la maladie... La diarrhée ne nous a pas épargnés, surtout Alex et Vincent, situation normale mais tout de même dérangeante et, pour ma part, une belle infection au pied m’a un peu ralentie.
Malgré tous ces aspects contraignants et nos quatre personnalités différentes, nous avons vécu dans une harmonie satisfaisante dans ce pays où rien n'est facile, où rien n'est comme chez nous. Notre expérience fut enrichissante, plus difficile pour certains que pour d'autres (peut-être plus de compromis à faire), plus difficile à certains moments qu'à d'autres. Mais ce séjour à quatre nous a appris à mieux nous connaître nous-mêmes et dans notre relation avec les autres. Et j'étais heureuse d'être avec Alex et mon frère pendant ce petit bout de temps, de partager avec eux le style de voyage et d’aventures que je vis depuis sept mois déjà. Ce genre de voyage n'est pas facile dans le quotidien, ce n'est ni rose ni doré, mais c'est enrichissant, questionnant, déroutant et intéressant. De beaux souvenirs pour chacun d'entre nous.
Après ce séjour dans ce pays fermé, je me demande encore si j’ai bien fait d’y aller. Est-ce que ma présence dans ce pays a contribué un peu à la perte de la diversité culturelle de la Birmanie? Est-ce que j'ai favorisé la mondialisation? Est-ce que j'impose ma vision occidentale sans le vouloir? Est-ce que j’ai contribué à maintenir la dictature en place?
Si j'ai autant apprécié la Birmanie, c'est qu'elle n'est pas encore envahie par le tourisme comme le sont le Népal et la Thaïlande. Elle est probablement un des seuls pays au monde où il n'y a ni Coca-Cola, ni Pepsi, ni aucune marque de compagnies internationales. Mais ma seule présence comme touriste fait en sorte que la Birmanie devient de plus en plus touristique et qu'elle va perdre son essence propre. Peut-être est-il illusoire de penser qu'un pays peut croître en se refermant sur lui-même. On ne peut empêcher la Birmanie de vouloir s'ouvrir sur le monde et d’accueillir le tourisme. Ce tourisme qui parfois détruit plus que ce qu'il apporte de positif.
En visitant la Birmanie, nous avons à peine conscience que nous évoluons dans une dictature et que les droits humains ne sont pas respectés. Le sont-ils vraiment ou n’est-ce pas plutôt une fausse lecture de la part de l'Occident? Existe-il vraiment une violation des droits de la personne ou n’est-ce pas tout simplement une vision culturelle différente de la vision occidentale? Une question demeure cependant : pourquoi limite-t-on les touristes à des trajets prédéterminés et les empêche-t-on d’aller ailleurs au pays? Y aurait-il des horreurs qui se vivent derrière ce voile? Que se passe-t-il dans les villages reculés?
Plusieurs questions qui resteront en suspens. Nous rapportons ces questionnements dans nos bagages, mais sans les réponses. Une chose est certaine : depuis quelques années, la Birmanie s’ouvre graduellement au reste du monde. Les Birmans ont maintenant accès à CNN, même s'ils ne possèdent pas de télévision et ne parlent pas anglais. Ils disposeront du réseau internet d'ici cinq à dix ans, reste à voir la qualité de son efficacité dans un réseau de télécommunication désuet. Une visite si courte dans ce pays ne nous permet pas de nous faire une opinion juste et éclairée. Les Birmans se disent heureux de vivre dans ce pays, mais déplorent souvent le climat de censure et de violation des droits humains fondamentaux. Leurs critiques s’adressent au gouvernement mais aussi à l'Occident et à la communauté internationale.
La Birmanie, c’est un pays superbe, un peuple chaleureux, souriant et accueillant. Un pays déroutant avec ses archétypes du passé et son mode de vie d'autrefois. La plupart des gens se promènent encore dans des charrettes tirées par des bœufs. C’est comme si on s’était arrêté quelque part dans le passé.
Je ne peux m’empêcher de jeter un regard nostalgique sur ce pays et ces habitants. Si nous, en Occident, avec tous nos avoirs, nous savions être aussi heureux et souriants que les Birmans… Si les gens dans les rues de chez nous pouvaient avoir cette chaleur humaine qui se retrouve dans les rues birmanes… Quelle belle société serait la nôtre! La Birmanie est définitivement un pays splendide et rafraîchissant!
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