28 juillet 2003, Penang, Malaisie.
Six heures de bateau nous séparent de Medan en Indonésie, à Penang en Malaisie. À l'aller, sur l’eau, c’est sous un ciel bleu que la mer nous avait bercés. Mais hier, le ciel était bien gris, les vents très forts et les vagues énormes. La mer déchaînait sa colère. Notre bateau s’était transformé en une petite coquille sur une mer houleuse et agitée. Il était tout ce qu'il y a de moins stable. À l'intérieur, un concert de passagers qui vomissaient. Et les Asiatiques n’étant pas plus discrets pour vomir que pour cracher ou pour roter, je me demandais bien si tous allaient survivre à la traversée. Entre les élans de vomissement, j’entendais confusément les prières récitées à voix haute, les supplications à Allah. Par la fenêtre, je constatais que les vagues passaient par-dessus la coque du bateau, je sentais l’embarcation tanguer dangereusement de bâbord à tribord, de la poupe à la proue. Bizarre, je m’imaginais dans un manège, ce qui n’était pas du tout le cas pour Ianis qui n'est pas fait pour la haute mer. Cette traversée de plus de six heures fut longue et pénible!
Nous voici, finalement, en Malaisie. Un petit entre deux. Un pays d'autoroutes superposées, de métros hors-terre, de trains à haute vitesse, de gratte-ciel et même, des plus hautes tours jumelles au monde. Les dernières qui eurent l’honneur de porter ce titre, comme on le sait, se sont effondrées en septembre 2001. La Malaisie représente l'efficacité du développement asiatique avec son côté traditionnel, ses énormes Chinatown et Little India, où les marchés, les kiosques de nourriture et les gens occupent tout l’espace des rues.
Arrivés à Penang au début d’une longue fin de semaine où tous les Malais avaient décidé de prendre l'autobus pour se rendre à la mer, nous avons dû y séjourner quelques jours contre notre gré. Les sièges des autobus étant totalement réservés pour les trois prochains jours, nous devons rester sur place et attendre. Patience. Une vertu qui se développe inévitablement en voyage. La patience et la sagesse de réaliser qu’on ne peut rien changer à une situation donnée. Souvent je me sens impuissante devant de tels événements. Rien à faire, sauf accepter, prendre son mal en patience et attendre. Et il faut conjuguer avec la situation, même si ça ne fait pas notre bonheur, même si nous sommes maintenant serrés dans notre temps et dans notre horaire.
Penang. Trois jours à flâner, agrémentés de ballades dans le Chinatown et de rencontres heureuses. En effet, nous avons revu Terri et Less, des amis américains qui vivent en Asie depuis vingt-cinq ans et que nous avions déjà croisés en novembre dernier, à Dharamsala, en Inde. Quel hasard! Nous avons passé un après-midi bien sympathique avec eux, neuf mois plus tard. Ils revenaient des États-Unis. Ils nous ont raconté l’Occident, la guerre en Irak vue des États-Unis. Comme c’est rare qu’ils se rendent en Amérique, ils avaient roulé de la Californie à l’Alaska pour visiter toute leur famille. Ils nous ont raconté un peu leur désarroi devant l’Amérique d’aujourd’hui et leur plaisir de revenir en Asie. Ici, où tout n’est pas parfait, où tout n’est pas aseptisé, où tout n’est pas froid et technologique, où il y a place pour l’être humain dans la société. Dans onze jours, nous serons de retour. Je ne sais pas comment je réagirai, je ne sais pas comment je me réintégrerai dans l’Occident. J’ai hâte et j’ai peur, j’appréhende ce moment. Je préfère ne pas trop y penser pour l’instant et profiter des moments qu’il me reste en Asie.
Nous avons fait le tour de l'île de Penang, à bicyclette, afin de découvrir un peu les environs. Quelle bonne idée, me disais-je, un petit 70 km de bicycle pour me mettre en forme! Mais à me voir essoufflée et en transpiration en escaladant des côtes abruptes sous une chaleur torride, je me demandais si l’idée était si géniale que ça. Et en faisant appel à toutes mes énergies disponibles, j’ai finalement complété cette randonnée et j’en suis fière.
En Malaisie, nous avons effectivement retrouvé la chaleur accablante. Nous avions apprécié le temps plus frais des montagnes de Sumatra. Quand il fait chaud dans les pays tropicaux, il fait chaud. Ici, comme dans les autres pays d’où nous venons, nous devons mettre des gants pour jouer au billard, sinon le bâton ne glisse pas entre nos doigts. Nous devons entrer graduellement sous la douche pour éviter un trop grand choc avec l'eau froide. Et faire attention aux coups de chaleur au moindre effort physique. Prendre cinq douches par jour, même si trois minutes plus tard les sueurs abondent à nouveau. Il fait chaud, trop chaud. Vive le climat tempéré du Québec.
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5 août 2003, Pulau Perenthian, Malaisie.
Après le long congé des Malais, nous avons enfin pu reprendre la route. Une nuit de trajet en autobus, puis un taxi qui roulait à toute allure dans la nuit encore noire nous a conduit à un bateau qui nous attendait aux petites heures du matin. Lever du soleil sur le bras de mer. J’aime bien ces levers du soleil. Et j’en ai vus souvent en voyage. Chez moi, je ne me lève jamais assez tôt pour assister au lever du soleil, et quand je le fais, c’est parce que je suis contrainte par un horaire de travail ce qui m’empêche de l’apprécier. Encore endormie de ma nuit trop courte dans l’autobus, je contemple le lever matinal de cette boule dorée et je me dis que la vie est belle. Je suis fatiguée, j’irai dormir plus tard. Le bateau nous attend, à destination des îles du paradis.
Une île toute recouverte de sable blanc et d’eau émeraude, dans les îles Perenthian.
Notre projet : faire de la plongée sous-marine. Il nous reste une semaine pour suivre les cours nécessaires et réaliser quelques plongées. C’est notre cadeau de fin de voyage, notre petite expérience luxueuse et aventureuse.
Première complication : je fais de la haute pression. Je l’écris sur la feuille qu’il nous faut remplir dans les formalités, sans trop y réfléchir. Réaction immédiate, peut-être que c'est dangereux, on ne sait pas trop, alors on me demande de voir un médecin. Je suis encore fatiguée de ma nuit écourtée sur les routes, mais comme le temps nous manque, à cause du séjour imprévu à Penang, je dois y aller aujourd’hui.
Un bateau me ramène donc sur la terre ferme pour une course aux médecins que je trouve tous absents de leur cabinet. Après trois heures de recherche, je réussis enfin à voir un médecin. Il me dit que mon cas est à la « limite » et que ça ira pour la plongée. Mais il en profite pour me faire constater que je suis beaucoup trop jeune pour faire de la haute pression. Trop jeune. Je veux bien être trop jeune, mais on ne choisit pas ses maladies, ce sont elles qui nous choisissent. Il faut apprendre à les accepter et à vivre avec elles. J'ai un ami de 26 ans qui a le cancer, je l’ai appris dernièrement. Il est trop jeune, beaucoup trop jeune, mais c’est comme ça la vie parfois. C’est lui, ce pourrait être moi. Aussi bien profiter de la santé et de la vie quand nous en avons la jouissance. La maladie, oui, il faut l’accepter mais il faut aussi se battre pour conserver la santé. Pas question de baisser les bras, pas question de déprimer.
Pas le choix, je fais de la haute pression et je veux faire de la plongée. Heureusement, le médecin me donne son consentement. Quelques petits cours, un peu de théorie, et nous voici sous l’eau.
C’est alors que l’humain devient poisson.
À couper le souffle. Tout est bleu, émeraude. Je suis sous l'eau. Je respire. Oui, je respire sous l’eau. Quelle sensation sublime! Il y a des coraux partout autour de moi, des millions de formes différentes. Une forêt immense d’arbres étranges, comme je n’en ai jamais vus. Des arbres aux branches et aux feuilles travaillées, détaillées. Les coraux dansent dans le bleu émeraude, je suis dans une forêt enchantée. Des poissons multicolores se glissent autour de moi, ils nagent à portée de main, ils flânent, ils me regardent de leurs yeux globuleux.
Je vois le soleil là-haut qui brille sur l'eau. Je vois mes bulles monter à la surface. Je suis en flottabilité neutre, je flotte entre deux eaux, quelque part au milieu de la mer, en état d'apesanteur. Le soleil scintille à travers l’eau et je suis nulle part, dans un pays imaginaire.
Des bruits étranges fusent de partout. Les poissons solitaires viennent me saluer, les bancs de poissons s'enfuient à mon contact. Je flotte au-dessus des anémones qui dansent sous l'eau.
Vraiment trop beau! Trop étrange et unique comme sensation. L’extase! Je n’ai pas assez d’yeux pour tout regarder, je n’ai pas assez d’émotions pour tout ressentir.
Il existe sous l’eau une vie incroyable, inimaginable. Jamais je n’aurais cru. Les couleurs sont sublimes. Je suis en état d’émerveillement permanent. C’est comme si je faisais une découverte. Tellement de gens ne sauront jamais que sous ce bleu à perte de vue, sous cette mer dont on ne voit que la surface, fourmille la vie. Les poissons multicolores, les anémones dansantes, les coraux immenses. Quelle beauté dans la nature! Je n’ai pas les yeux assez grands.
La surprise et l'émerveillement de la première plongée furent d’une intensité unique, jamais répétée. Plusieurs autres plongées suivirent. Nous avons même commencé à reconnaître les poissons tropicaux, nous avons vu des requins, des crabes géants, des raies, des coraux aux formes bizarres. Puis, la poursuite de nos cours de plongée et plusieurs exercices techniques nous ont conduit à trois plongées très particulières.
Une plongée en pleine nuit, dans le noir total. Sous l’eau, je pointe ma lampe autour de moi. Les poissons s'enfuient sous le faisceau de lumière. Je surprend les crabes qui dorment. Tout est noir, sauf là où brille ma lumière. Je suis celle qui apporte la lumière dans le néant. Je me sens dans le vide total, dans le noir, comme si rien n’existait autour de moi. Jusqu’à ce que je pointe ma lumière et que sous ce jet lumineux je découvre la vie endormie.
À la toute fin de la plongée, un courant d’eau nous surprend. Il nous projette vers les roches, doucement, un courant en tourbillon. Dans le noir, des roches sur un côté, des coraux, des poissons, le tourbillon qui nous ramène toujours sur ces roches et ces coraux. Je suis complètement déboussolée, je ne vois que les roches et les coraux revenir sans cesse devant ma lumière et je crains de ne pouvoir jamais sortir de ce tourbillon. Je pourrais céder à la panique, je sens que c’est tout près en moi. Mais je me sens plutôt bien dans l’eau, dans cette immensité noire, dans ce néant que j’illumine de ma lampe. J’ai une sensation de confort. C’est vrai que la noyade doit être une belle mort. Mais je remonte doucement, dans mon tourbillon, et les étoiles qui reflètent sur l’eau noire m’accueillent à la surface.
Une deuxième plongée bien particulière, cette fois-ci par sa profondeur, 28 mètres sous l'eau. Descendre, descendre, longtemps, longtemps. Tout est plus sombre, plus gris, les couleurs ne sont pas les mêmes. Là-dessous, on ne voit plus le rouge, tout est vert et bleu, même le sang. Il fait froid, même en ces eaux tropicales. Je suis dans un autre monde. L’eau est embrouillée, les poissons et les coraux moins nombreux.
Plus tard, une autre plongée spéciale nous conduit à l'épave d'un bateau vietnamien. Une plongée dans un courant énorme. Je m’accroche à la ligne de descente pour résister au courant. De toute mes forces, je m’agrippe à la corde de descente mais mon corps se tient à l’horizontale dans le courant. Je sais que si je lâche, en un seul instant, je dérive dans la mer, au loin. Je suis accrochée, et je descends une main à la fois. Je lutte contre les forces de la nature, je suis une étrangère dans ce milieu et on me le fait sentir. Je descends lentement, doucement. J’ai nagé un peu à l’abri de l’épave, puis un peu dans le courant. Lutte incessante contre l’eau, de toutes mes forces, je palme et je n’avance pas. La sensation est étrange. Retour à la corde, nous sommes remontés dans les mêmes conditions. Quelle expérience!
Ainsi se résume ma semaine de plongée. J’ai découvert un autre monde, un autre univers. Je l’ai observé en étrangère et j’ai plongé avec enthousiasme dans cette vie extraordinaire.
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