18 juin 2003, Phnom Penh, Cambodge.

Le Cambodge, le Royaume des Khmers. D'autres vies, d'autres morts. D'autres pays, d'autres horreurs.

 Le génocide des Khmers Rouges est malheureusement trop oublié dans notre coin du monde. Comme si nos génocides occidentaux étaient plus importants et plus graves. Peut-être que l'humain ne peut absorber qu’une quantité limitée d'horreur. Et qu’ensuite, il est saturé. Mais même si j’en avais déjà entendu parler de toutes les façons possible, il n’y a rien comme être ici maintenant. Ici, c’est la réalité. Nous sommes loin des livres d’histoire, nous sommes dans l’histoire.

Nous sommes allés visiter un « Killing Field ». Ça donne vraiment un coup au cœur et des frissons dans le dos. Dans une énorme stuppa, des milliers et des milliers de têtes de mort. Et tout autour, des mendiants amputés. C'est dur. Très dur à supporter.

J’ai toujours eu une fascination pour les têtes de mort. Mais voir ces milliers de têtes, devant moi, cela me donne des frissons. Ce ne sont pas que des têtes de mort. C’étaient des humains. Je les vois. Je vois le massacre du Cambodge. Je vois ces femmes, ces enfants, ces hommes, ces innocents. Je vois la mort. Je vois surtout l’horreur de l’humanité. J’en ai mal au cœur. Je suis incapable de comprendre. Je ne peux pas. Comment l’humain peut-il avoir agi ainsi?

Un peu plus loin, il y a la prison S-21. Aujourd'hui transformée en musée à Phnom Penh, elle était l'instrument de torture et l’un des endroits de tuerie. On y enchaînait les Cambodgiens et on les laissait mourir. Voici l’inscription qui était affichée sur les murs de leur cellule collective, vous excuserez leur mauvaise traduction française.

 

« 1. Réponds conformément à ma question que je t’ai posée. N’essaie pas de détourner la mienne.

2. N’essaie pas de t’échapper en prenant des prétextes sur tes idées hypocrites. Il est absolument interdit de me contester.

3. Ne fais pas l’imbécile car tu es l’homme qui s’oppose à la Révolution.

4. Réponds immédiatement à ma question sans prendre le temps de réfléchir.

5. Ne me parle pas de tes petits incidents commis à l’encontre de la bienséance. Ne me parle pas non plus de l’essence de la Révolution.

6. Pendant la bastonnade ou l’électrochoc, il est interdit de crier fort.

7. Reste assis tranquillement. Attends mes ordres, s’il n’y a pas d’ordres, ne fais rien. Si je te demande de faire quelque chose, fais-le immédiatement sans protester.

8. Ne prends pas prétexte sur Kampuchea Krom pour voiler ta gueule de traître.

9. Si vous ne suivez pas tous les ordres ci-dessus, vous recevrez des coups de bâtons, de fils électriques et des électrochocs (vous ne pourrez pas compter ces coups).

10. Si tu désobéis à chaque point de mes règlements, tu auras soit dix coups de fouet, soit cinq électrochocs. »


Et il y a les salles de détention. Pour la plupart des salles communes. De grands espaces vides, avec des pôles de fer qui les traversent. Sur ces pôles, des anneaux pour les jambes des détenus. Cordés les uns sur les autres, alternés en un sens et en l’autre. Les détenus y étaient attachés en attendant la mort.

Ça donne la chair de poule de côtoyer ces atrocités. J’ai fait ces visites la mort dans l’âme. Et je l’écris maintenant. Ça remonte en moi pendant que j’écris, j’en ai encore des haut-le-cœur. Mais c’est la seule action que je puisse faire, maintenant, vous décrire ces lieux de torture et de mort, pour que des horreurs semblables ne se reproduisent plus jamais. Le génocide des Khmers Rouges a meurtri le pays. Le Cambodge, c'est tout ça, et j’espère que l’on ne l’oubliera jamais.

Le train qui relie Phnom Penh à Battambang, un gros 300 km, prenait, en 1960, quatre heures pour faire la distance. Aujourd'hui, il en prend quinze. C’est le même train, exactement le même, avec un peu plus de rouille et de ferraille. Il roule encore, mais je me demande si on peut encore l'appeler un train.

Le Cambodge, c'est aussi les enfants au ventre gonflé. Les maisons faites de toile de plastique. Les amputés partout. Les champs qu'on ne peut pas cultiver parce qu'ils sont remplis de mines. Les gens qui vivent dans les rues.

Les Khmers Rouges et leur génocide ont laissé des traces indélébiles. En 1960, le Cambodge était l’un des pays les plus développés de l'Asie du Sud-Est. Moi j'y ai vu aujourd'hui une pauvreté aussi triste qu'en Inde. Et les Cambodgiens vivent enfermés dans un espace restreint, ne pouvant même pas cultiver leurs champs minés. Le plus horrible, c’est que ce pays s’est entre-tué lui-même. Il s’est décimé lui-même. Ce sont des Khmers qui ont décidé de tuer d’autres Khmers, au nom d’une idéologie et d’un endoctrinement politique. C’est horrible.

C'est l'image du Cambodge déchiré, bafoué, qui reste toujours en arrière-scène. Même si on se dit, comme au Viêt-nam, qu'il faut oublier la guerre et parler de la vie. Ici, il faut se souvenir pour apprendre de ses erreurs, il faut se souvenir pour ne plus recommencer. Mais en même temps, il faut regarder vers la vie, regarder vers l’avant, regarder vers l’avenir. Au Cambodge, il est souvent difficile de faire fi du passé et de se tourner, non vers le futur, mais seulement vers le présent. Le passé se dessine partout dans nos yeux. Mais les Cambodgiens ne parlent plus des Khmers Rouges, ils ne parlent plus du génocide. Ils vivent. Ils reconstruisent leur vie, ils reconstruisent leur pays.

La capitale, Phnom Penh, se présente à nous comme une ville renaissante, bien grouillante. Les marchés sont l'endroit idéal pour se déboucher le nez. Un bon mélange de boue et d'ordures couvre totalement le sol. On s'y trempe les pieds, la joie au cœur, ça permet d'oublier les quartiers de viandes, noirs de mouches, qui pendent au soleil. Des rues de terre et de poussière, toutes dorées, serpentent dans la ville. La vie y fourmille, les gens vivent autant dans les rues que dans leur petite cabane en bois ou en plastique.

Malgré la chaleur, les Cambodgiens portent un très grand et large foulard tourné autour du cou. Ils l’enroulent souvent autour de la tête pour mieux se protéger du soleil. Ils nous saluent, sourires éclatants sous ces foulards énormes et flamboyants. Les enfants quêtent, mais ils font plus que quêter, ils nous sourient, ils veulent jouer avec nous, ils cherchent à nous toucher. Les personnes âgées, cheveux rasés parce qu'elles ont fait une cérémonie bouddhiste pour se purifier, affichent un grand sourire édenté. Des gens, très attachants, très rieurs, très curieux.

 Les Cambodgiens possèdent une force de vivre, une volonté de continuer, une envie d'aller de l'avant. La misère, ils l'ont assez vécue, ils ne veulent plus en entendre parler. Il suffit de se balader longuement dans les rues de Phnom Penh pour respirer cette vie pétillante enracinée dans le présent.

Si les Cambodgiens démontrent une ténacité impressionnante, les centres touristiques, eux, atteignent un degré d’absurdité tout aussi impressionnant. Il y a de ces endroits qui, comme au Viêt-nam, atteignent le bas-fond du non-sens. « Mesdames et Messieurs bonjour. Nous sommes très honorés de votre visite en notre merveilleux site touristique. Ici, vous avez la chance unique d'utiliser les armes des Khmers Rouges. Eh oui, vous pouvez utiliser le même fusil qu'un Khmer Rouge a utilisé il y a quelques années pour tuer plusieurs Cambodgiens, le tout pour une très modique somme payable évidemment en dollars US. Malheureusement, nous sommes, de ces temps-ci, à court de Cambodgiens voulant servir de cible et, le cas échéant, de victime. Ce manque nous semble incompréhensible étant donné le haut niveau de sans-emploi au Cambodge. Nous espérons donc y remédier sous peu. Pour l'instant, vous pouvez tenter votre chance sur des cibles en carton. Afin de rendre la situation la plus réelle possible, ces cibles représentent des Cambodgiens au travail dans les rizières. Évidemment, nous donnons des récompenses à ceux qui atteignent leur cible! »

J’exagère sûrement mais à peine. Je ne suis pas allée visiter cet endroit touristique, et je n’irai pas. Le principe en soi me dégoûte. Je ne comprends pas cette absurdité morbide qui habite certains êtres humains, elle me lève le cœur.

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