27 mars 2003, Ngapali, Birmanie
Mettre le pied dans l’aéroport de Katmandou fut pour moi un événement spécial. Je reprenais contact avec la civilisation, avec la modernité. Je passais d’un monde à un autre. De là, nous avons fait une petite heure d’avion jusqu’à Dhaka, au Bangladesh.
Et puis, quatorze heures à attendre dans l’aéroport de Dhaka, alors que je suis plus malade que je ne l’ai jamais été dans ce voyage. Une diarrhée chronique : tout ce que je mange ressort en moins d’une demi-heure. J’ai des maux de ventre plus qu’intenses. Dhaka ne doit pas être une ville très développée car l’aéroport est minuscule. Une télévision nous projette des images de la guerre en Irak pendant toute la nuit, des bancs plus ou moins confortables, des milliers de maringouins et des tapis pour les prières musulmanes rythment notre journée. C’est une nouvelle expérience que de se retrouver en pays musulman, entre les femmes voilées et les prières. C’est d’autant plus bizarre que la télévision nous bombarde d’attaques américaines en Irak, primeur de CNN, et que le public musulman qui nous entoure ne semble pas du tout être en accord avec le jeu vidéo qu’on nous présente.
Le sommeil fut pénible à trouver entre les séjours sur la toilette, les bombardements en Irak, les prières à Allah et les piqûres de maringouins. Au moins une centaine de piqûres décoraient mon corps le lendemain matin. Et il est évident que les toilettes à l’indienne ne sont pas des plus accueillantes pour mes intestins malades.
J’ai survécu à mon passage au Bangladesh. Le lendemain midi, nous avons repris l’avion pour une heure de vol. À Dhaka, il faut non seulement se rendre à l’avion sur la piste d’atterrissage, mais il faut aussi mettre soi-même son sac dans la soute à bagages! Après une nuit de sommeil mouvementée, donc tout à fait frais et dispos, nous faisons notre entrée en Asie du Sud-Est, plus précisément à Yangoon, en Birmanie.
L’aéroport, miniature lui aussi, se dévoile : de grandes pagodes bouddhistes dorées partout. C’est un changement du tout au tout! En trois jours, nous sommes passés de l’hindouisme à l’islam puis au bouddhisme. C’est étrange de voyager en avion, de ne pas voir graduellement les changements de paysage qui s’opèrent et d’arriver tout d’un coup devant un fait accompli.
L’arrivée à l’aéroport en Birmanie est une aventure en soi. L’obtention de notre visa nous avait déjà demandé des feuilles et des feuilles de papier à compléter. Mais à l’arrivée, ce sont des soldats et des comptoirs de service qui nous accueillent. À l’un de ceux-ci, il nous est demandé de changer 200$US en FEC, échange que nous avions promis de faire en signant l’une de ces nombreuses formules requises pour obtenir notre visa. Pour des raisons politiques1, nous voulions n’échanger que 200$US à deux. Dès notre arrivée à l’aéroport de Yangoon, entourés de soldats, nous avons donc commencé un marchandage de pots-de-vin avec la dame au comptoir. En effet, en échange d’un petit 5$US dans sa poche gauche, elle a exaucé notre demande. Bienvenue dans un pays de dictature militaire où la corruption règne! J’aurais placardé cette affiche, à la place de celle qui se balançait devant nos yeux : « Bienvenue dans le pays aux mille pagodes ».
Outre ce chaleureux bienvenu, un autre nous attend : la chaleur. Une chaleur intense, suffocante, profonde. Il fait chaud, très chaud. En trois secondes et demie, notre chandail est détrempé de sueur. Et dire qu’il y a à peu près une semaine, nous étions dans les montagnes au Népal, frigorifiés sous nos couches de vêtement! Le contraste peut difficilement être plus grand. Ici, il doit faire 35-37oC à l’ombre. Sans compter l’humidité qui nous assaille.
Pendant les deux premiers jours, nous avons circulé un peu partout dans la ville. Nous avons expérimenter l'illégalité birmane puisqu’il nous fallait échanger nos dollars US en Kyats dans la rue. Toute une entreprise! D’abord, nous avons eu beaucoup de difficulté à trouver des changeurs. Nous n’avions pas l’œil avisé et tous ceux à qui nous le demandions nous répondaient à voix basse, en jetant des regards furtifs aux alentours et en nous disant d’aller voir ailleurs. Nous avons finalement trouvé un changeur et le Birman en question nous a invités à prendre un thé. Cet échange d'argent s’est réalisé en-dessous de la table, au sens propre et figuré. Il fallait voir les piles et les piles de Kyats, c’était impressionnant, et il nous fallait tout compter pour vérifier! Pas question ici de mettre cette monnaie dans notre ceinture ou notre porte-monnaie, il fallait plutôt penser la mettre dans un sac tellement il y en avait!
Notre première excursion en ville fut déstabilisante. Personne ne parle anglais et l’écriture birmane est impossible pour nous à déchiffrer : c’est en fait un ensemble de petits cercles. Par bonheur, nous avions eu la bonne idée de demander à la dame de l’hôtel de nous écrire en birman le nom de l’endroit que nous voulions visiter. Mais, pas moyen de trouver où et quand s’arrêtent les autobus. Ils circulent sans cesse devant nous sans jamais répondre à nos signes désespérés. Ayant appris à lire les numéros en birman, je peux reconnaître celui qu’il nous faut, mais il ne daigne pas s’arrêter! Une petite excursion qui, en principe, aurait dû nous prendre deux petites heures, a duré toute la journée. Bienvenue en Birmanie, là où personne ne parle anglais, là où toute réponse à une question est un sourire! Sympathique, mais pas très utile!
Les Birmans sont vraiment doux, calmes, réservés, et surtout, toujours souriants. C’est tellement différent de l’Inde et du Népal ! Ici, personne ne nous aborde, jamais je ne me sens agressée. J’ai pris l’habitude de répondre avec force et agressivité aux gens qui nous accostent. J’ai brusqué plusieurs Birmans de cette façon. La culture d’ici n’est pas celle de l’Inde. Je dois changer ma façon de réagir. Je dois demeurer calme, souriante et douce. J’essaie d’y faire attention, mais parfois, certains réflexes acquis depuis quelques mois m’échappent. Le sourire des Birmans est incroyable, ils font sourires après sourires, toute la journée. Ils sont aussi sincèrement curieux et intéressés de voir des Blancs et ils viennent nous parler avec leur plus beau sourire. Mais comme ils ne comprennent ni ne parlent l’anglais, tout comme nous par rapport au birman, nos conversations sont plutôt limitées et de courte durée et ne se composent finalement que de sourires et de quelques gestes!
L’influence de la Chine et de l’Inde, ces deux peuples qui ont déjà conquis le territoire, manifeste sa présence en Birmanie. La façon de vivre et la nourriture empruntent à ces deux civilisations. Par exemple, sur la rue, on y rencontre partout des mini-tables où les Birmans s'installent pour boire du thé chinois (thé aux herbes pas très fort), en alternant avec du chai. C’est leur façon de passer une soirée en agréable compagnie.
Les Birmans sont gentils et honnêtes. Je pourrais me promener dans la ville à n'importe quelle heure et partout, sans danger et sans crainte. C’est un peuple fascinant, qu’on gagne à connaître. Quand je pense que ces gens, sous un tel régime de dictature, de censure et d’oppression politique, demeurent si souriants et gentils, je me dis que l’Occident aurait beaucoup apprendre d’eux concernant la joie de vivre!
Les hommes et les femmes portent des jupes, les longys, l’habit traditionnel. Un grand tissu en cylindre, avec lequel on s’entoure. C’est très confortable et beaucoup moins chaud, alors, tous les quatre, nous avons opté pour cet habit!
Je dis tous les quatre, car deux jours après notre arrivée, nous sommes allés chercher Vincent et Alexandra à l’aéroport. J’étais tellement excitée et contente de les revoir! Quel plaisir d’être à nouveau avec des gens que je connaissais, des gens de chez moi. Ça faisait si longtemps! J’avais à côté de moi le Québec, je l’avais avec moi en voyage. Ianis, c’est différent, ça fait déjà si longtemps que nous voyageons ensemble, nous sommes habitués l’un à l’autre et à nos réactions face à l’imprévisible. Ianis ne me donne pas une image de chez moi, contrairement à Vincent et Alexandra. Et pour eux, tout est nouveau, ils s’exclament et s’émerveillent, ils sautent de surprise en surprise!
Nous établissons notre plan de voyage, car après trois semaines d’exploration en Birmanie, nous devons revenir à temps à Yangoon, la capitale, pour l’avion de retour. Les transports, nous le savons déjà, sont en Birmanie plus inefficaces qu'efficaces, plus lents que rapides. Il importe donc de faire un minimum de planification. D’autant plus qu’à la mi-avril, ce sera le Festival de l’eau et que tout sera fermé pour l’occasion.
À Yangoon, nous profitons de notre court séjour pour visiter la grande pagode. Cette pagode recouverte d’or est immense et superbe. Très différente de tous les temples que j’ai visités auparavant. Mais je trouve encore plus intéressant de voir les réactions de mon frère et de sa copine devant cette fabuleuse pagode, leur premier monument étranger. Ils sont tout simplement émerveillés. Nous faisons aussi une petite dégustation exploratrice de la nourriture birmane, en essayant tout ce qui est offert et appétissant dans les kiosques sur la rue. Rien ne ressemble à ce que je connais et, souvent, le goût me déçoit. Les Birmans semblent utiliser une quantité incroyable de sauce au poisson, ce qui donne à la nourriture un goût particulier que je n’apprécie pas.
Nous décidons de partir dès le lendemain soir pour Ngapali, une plage, à quelques 400 km de Yangoon. Arrivés à la station d’autobus, nous sommes un peu inquiets et curieux de voir le genre de transport qui nous attend. Nous faisons face à un vieil autobus décrépi, des dizaines et des dizaines de Birmans et au chauffeur affairé à réparer le moteur de l’autobus! Rassurant. Visite de la station. Nous sommes en mode attente pour longtemps, j’en ai bien l’impression. Avec leur odeur persistante, les toilettes sont dignes des toilettes indiennes, c’est un pensez-y bien. Le chauffeur met beaucoup de temps à réparer la mécanique et je me demande si c’est bon signe.
Finalement, nous procédons à l’embarquement, selon un système bien organisé, loin de la course aux sièges des Indiens ou des Népalais. Il va sans dire que l’autobus avait déjà été rempli de marchandises. Énumération des numéros de siège, nous entrons un par un. Suite à quelques calculs logiques, nous nous rendons compte que nous avons en fait des places virtuelles puisque nos sièges croulent sous les marchandises et qu’il nous est impossible de nous y asseoir. Par je ne sais quel tour de magie, on nous donne finalement d’autres sièges. Je crois que des Birmans ont cédé leur place. Mais le tout se fait tellement discrètement que je n’en suis même pas certaine. Nos sièges sont les quatre derniers, au fond de l’autobus. S’y rendre est une aventure en soi, l’allée étant remplie de marchandises, de sacs de riz et de boîtes, il nous faut marcher sur le tout, pliés en deux. L’allée est pleine jusqu’en haut du dossier des bancs. Je ne croyais pas que c’était possible de charger ainsi un autobus. Et arrivés à l’arrière, nous nous rendons compte que nos sièges sont en fait des trous dans cet amoncellement de marchandises! Une fois assis, nous avons quatre murs de sacs et de boites qui montent plus haut que notre tête. Et derrière nous, le chargement occupe l’espace, à chaque bosse sur la route, tout menace de s’écrouler. Mais ça y est, nous sommes prêts pour un long voyage! Je ne dirais pas que c’est le confort, mais il faut voir le bon côté des choses : nous sommes au moins assis sur un siège.
Un bon dix-huit heures nous a permis de parcourir un gros 400 km, entre Yangon et Ngapali. Nous nous arrêtons souvent, soit pour réparer l’autobus, soit pour passer des contrôles policiers. Les routes sont de véritables montagnes russes. Sur le dossier des sièges, on retrouve une poignée. Cette poignée n’est pas une parure, elle est plus qu’utile, pendant dix-huit heures nous nous y sommes agrippés! La route est tellement horrible qu’à certaines occasions, nous sautons jusqu’au plafond. Pas question de dormir!
Sur la route, surprise, une rencontre avec un éléphant sauvage! Toute excitée, je dévorais des yeux cet énorme pachyderme qui bloquait notre route! Mais les autres passagers de l’autobus avaient plutôt l’air effrayé. À coups de lumière, l’autobus a pu finalement passer discrètement à ses côtés. Nous avons eu plus de peur que de mal.
Ce trajet fut, dans l’ensemble, l’un des plus horribles que j’aie jamais fait. La route fut si longue, si inconfortable, si cahoteuse! Aucun repos ou sommeil possible.
Nous avons profité de Ngapali pour nous reposer les esprits. Fatigants les transports en Birmanie! Ngapali est une superbe plage sans aucun touriste. En marchant sur le sable chaud, j’ai observé la vie des pêcheurs qui font sécher les poissons et les fruits de mer sur la plage. Il font leurs travaux à la main et à l'aide de bœufs et de charrues. Durant cette longue ballade, la vie calme des gens qui vivent au bord de la mer, dans des cabanes en bambou, m’a beaucoup intéressée. Ils accomplissent un travail difficile. Les femmes avec leur chapeau chinois étendent et font sécher les crevettes, les hommes conduisent les bœufs et les charrues. Nous sommes bien loin de la technologie des pays occidentaux. Ces gens vivent probablement de la même façon qu’il y a des centaines d’années, dans nos pays. Étrange de découvrir cette réalité! Personne ne parlant anglais, un contact simple et limité, fait de sourires et de gestes, s’établit entre nous. Je sens l’accueil birman, sa chaleur, sa curiosité et ses sourires éclatants. J’aime bien. C’est simple et beau. C’est grand. C’est la vie, grande et belle.
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1 Comme je l’ai déjà expliqué, le gouvernement utilise cette loi pour faire entrer des dollars US dans le pays. Les touristes les échangent contre des FEC qu’ils utilisent par la suite pour payer leurs billets de transport, leurs chambres d’hôtel ou leurs entrées dans les musées. Afin de donner le moins possible d’argent au gouvernement, les touristes peuvent ainsi essayer de marchander leur entrée en Birmanie et d’échanger le moins possible de dollars US en FEC.