30 octobre 2002, Bangkok, Thaïlande

Quarante heures d’avion. Un aéroport comme il y en a tant. Sauf qu’ici, l’humidité colle à la peau, elle est partout. Bangkok, me voici. Asie, j’arrive. J’y suis. Depuis les dernières semaines, j’ai tellement attendu ce moment. J’ai tellement raconté en long et en large où je m’en allais, et pourquoi, et ce que j’allais faire. Je commençais à avoir plus que hâte d’arrêter de parler de ce voyage, je commençais à avoir plus que hâte de le vivre. C’est déstabilisant d’avoir rêvé d’un moment pendant si longtemps et d’y être maintenant parvenu. Ce n’est plus un rêve, c’est la réalité. Je n’ai plus à m’intriguer, à me poser des questions, à être impatiente. Je n’ai qu’à vivre et à ouvrir mes yeux sur la réalité, elle m’enrichira de ses curiosités.

J’ai le cœur au bord des lèvres, les yeux ouverts sur l’inconnu et les émotions en montagnes russes. J’ai tout laissé derrière moi. J’ai encore Montréal au fond du ventre, j’ai le Québec qui me tiraille les entrailles, j’ai mes amis et ma famille au creux du cœur. Quarante heures d’avion n’ont pas suffi à apaiser mes souvenirs.

Bangkok. Un orage nous accueille à la sortie de l’aéroport en guise de bienvenue. L’air s’est rafraîchit, l’humidité est tombée. J’avais tellement peur de cette chaleur étouffante dont tout le monde me parlait que finalement, l’orage aidant, c’est chaud, mais très supportable. Enfin, au début. Déjà après quelques heures, je sens que cette chaleur devient trop présente, persistante, une couche d’humidité imbibe ma peau et c’est plus qu’inconfortable.

Sortir de l’aéroport et trouver un moyen de se rendre au centre de la ville n’est pas évident. Nous sommes un peu perdus. Un train, puis un autobus, tout est congestionné, un trafic pas possible. Je suis tellement fatiguée, j’ai si peu dormi dans l’avion que je dois me pincer pour demeurer réveillée. Assise dans le train, les yeux somnolents, j’aperçois du coin de l’œil, entre deux édifices décrépis, des temples bouddhistes. C’est alors que je réalise que je suis ailleurs, que je suis vraiment loin de mon Occident connu.

Un homme me regarde tout souriant, il me demande d’où je viens, formulant étrangement les quelques mots d’anglais qu’il connaît. « Canada ». C’est la première fois, mais surtout pas la dernière, que je répondrai à cette question, je le devine. Dans l’excitation de mon arrivée, je commence à lui raconter l’itinéraire que je me suis tracée. Et c’est alors que je réalise la stupidité de mon verbiage. Cet homme qui me parle, assis dans ce train entre Bangkok et quelques petits villages, cet homme, probablement qu’il n’ira jamais plus loin que Bangkok et que ces quelconques villages. Et voici que moi, du haut de mes 25 ans, je lui déroule la liste de tous ces pays où je compte aller, Thaïlande, Inde, Népal, Birmanie, Laos, Viêt-nam, et ainsi de suite. Et ce n’est pas tout, en plus, moi j’ai payé un billet d’avion pour venir de l’autre bout du monde, le Canada, à quarante heures d’avion. Vous imaginez, moi, à 25 ans, je réaliserai tout ça, alors que ce vieux monsieur n’ira probablement pas plus loin que le prochain village. C’est un premier coup au cœur.

C’est ma première leçon. C’est la première fois que je suis directement confrontée aux inégalités de la situation internationale. Ce n’est plus une situation abstraite, sur papier, que j’apprends pour passer un examen universitaire. C’est moi, jeune riche d’un pays développé, confrontée à un pays en voie de développement, c’est moi et ma réalité qui entrons en contact avec le monde dans lequel je baigne maintenant. J’ai l’inégalité inscrite dans le front. J’avoue que j’ai le cœur un peu gros, que je regrette d’avoir autant parlé. Je ne me sens pas confortable dans cette situation. Peut-être qu’au fond ce monsieur n’a absolument rien saisi de mon discours étant donné qu’il parlait si peu l’anglais. Mais, de toute façon, c’est écrit dans ma peau blanche que je viens d’un autre monde. Je me promets de ne plus jamais étaler ainsi ma richesse, de plutôt me limiter au strict nécessaire. Je viens du Canada et je suis ici maintenant. Inutile de raconter partout où j’ai été et partout où j’irai. Je ne sais pas si ce sera mieux comme ça, quelle est la valeur de ces petits mensonges blancs. Mais je sais que, sinon, je me sentirai trop mal d’accentuer ainsi ma différence et ma richesse.

Bangkok. Cinq heures de train et d’autobus pour parcourir les vingt-cinq petits kilomètres qui nous séparent de l’aéroport. L’autobus n’avance pas, la rue est remplie de véhicules de toutes sortes et de gens à pied. Mais nous voici finalement rendus au centre de la ville. Un ami nous avait donné l’adresse d’un hôtel, qui s’avère être déjà plein. Nous prenons le suivant. Il fait chaud. La chambre est petite, sale, pleine de fourmis et de coquerelles. Un vieux ventilateur est accroché au plafond. Peu m’importe, je suis arrivée, je suis quelque part, et je suis heureuse. Assise dans le jardin, je regarde passer entre mes pieds une coquerelle d’à peu près sept centimètres de longueur. Léger sursaut. C’est vrai, ces insectes pullulent dans les pays chauds. Pendant la nuit, à quatre heures du matin, les coqs entrent en compétition. C’est à qui chantera le plus fort, ce qui, très rapidement, me fait surgir de mon lit. Je ne savais pas que les coqs vivaient en pleine ville.

C’est indubitable, j’ai quitté l’Amérique. Je suis ailleurs, là où tout n’est pas automatisé, là où tout n’est pas technologique, aseptisé et efficace. À moi l’Asie! Les yeux grands ouverts, en plein milieu de la nuit, je me sens prête à conquérir l’Asie. Mon voyage sera splendide, je le sais.

Bangkok est une immense ville. Des temples superbes et à couper le souffle, des gens partout, des kiosques de nourriture de toutes sortes étalés dans les rues, un Chinatown géant, des odeurs, de la saleté. C’est l’Asie. Tout est écrit dans un alphabet étrange, un ensemble de cercles et de points. Les gens parlent mais je ne comprends rien. C’est comme une musique étonnante qui résonne dans mes oreilles. Dès que je quitte les quartiers touristiques, il est impossible de me faire servir en anglais. Je commence à apprendre à parler avec des gestes. Je me ballade doucement, je laisse l’Asie me dépayser.

Bangkok, c’est aussi une ville très touristique. Il y a un quartier « fait pour les touristes », KhaoSan Road et ses environs. Un véritable rendez-vous des « back-packers », des bohèmes qui ont mal vieilli, des jeunes en quête d’illusions, des rastas, de Bob Marley, des produits imités et de l’Occident en mal de vivre. Il y a trop de Blancs pour moi, beaucoup trop. J’ai l’impression d’être une étrangère parmi ces Blancs qui cherchent à se dépayser un peu, mais surtout pas trop.

Le moyen de transport le plus efficace de Bangkok est le « boat taxi », ce petit bateau qui traverse et sillonne la rivière qui découpe Bangkok en deux. Très amusant comme excursion. Il faut sauter sur le bateau encore en marche qui s’arrête à peine plus que quelques secondes sur le quai, s’y entasser comme seuls peuvent le faire des sardines thaïlandaises, puis frayer son chemin jusqu’au bord pour sauter à temps sur le quai d’arrivée. Excursion qui nous fait sauver plusieurs minutes d’embouteillage en naviguant sur une eau grise où flottent des millions d’objets, tous plus étranges les uns que les autres.

Cette première semaine en Asie est un premier contact avec la saleté, la puanteur et la pollution. Mais aussi avec le marchandage. Chaque fois que nous achetons quelque chose, il nous faut le marchander, que ce soit de la nourriture, un billet de transport, un billet d’avion. Toujours il faut nous battre pour avoir le meilleur prix possible. Je n’ai pas l’habitude, j’ai tendance à accepter les prix demandés. Je dois apprendre à penser qu’ils sont toujours négociables.

Partout, dans Bangkok, les kiosques de nourriture sont au rendez-vous. On se faufile entre eux, entassés les uns sur les autres, au ralenti, comme dans un vieux film. On y trouve de tout, et surtout, de tout ce qu’on ne connaît pas. C’est un plaisir d’examiner ces nouvelles sortes de nourriture, de viandes, de fruits, de riz, de nouilles et, par-ci, par-là, de goûter à tout, tout ce qui a l’air bizarre et étrange. Les jus sont sublimes, le padthai1 est excellent, et les fruits, mon Dieu, n’ont rien à voir avec les pâles imitations importées de chez nous : ici, des ananas, ce sont des ananas!

Parmi ces kiosques, il y en a quelques-uns devant lesquels nous passons depuis quelques jours, sans oser nous y arrêter. Nous ressentons comme un dégoût devant ce tas d’insectes frits. Mais j’essaie de me convaincre que je dois me laisser envahir par l’Asie, me laisser imprégner. Je dois manger ce que les gens d’ici mangent, ou, à tout le moins, essayer. Nous achetons donc pour le souper ce qu’on pourrait appeler un cocktail d’insectes, composé de larves, de sauterelles, de coquerelles, de blattes et de scorpions. J’en ai des haut-le-cœur juste à regarder ces petites bêtes répulsives devant moi, à m’imaginer qu’elles vont pénétrer dans ma bouche, que je vais les croquer, les mâcher, les mastiquer, les avaler et qu’elles aboutiront dans mon estomac. Je cherche à me convaincre que cette répulsion n’est qu’une image créée dans mon esprit, que si j’oublie de visualiser ce que je suis en train de manger, j’apprécierai probablement le goût. Je réussis, et je suis fière de moi, j’en ai mangé. Une fois. Probablement la dernière! Il faut croire que l’on peut survivre à tout.

Demain nous partons pour l’Inde, notre billet d’avion est acheté. Cette petite escale en Thaïlande n’aura été qu’une introduction, nous y reviendrons plus tard. Nous commencerons vraiment notre voyage par l’Inde, cette Inde mystique qui m’intrigue tant. J’ai de l’Inde une image vague et imprécise. L’Inde incarne pour moi la différence, elle constitue l’envers de ma culture. L’Inde me fascine. J’en suis curieuse. Demain.

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1 Mets thaïlandais


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