9 avril 2003, Inle Lake, Birmanie

De Bagan, nous voici en route vers Inle Lake, avec un arrêt à Kalaw, un petit village, afin d’y faire un trek. Notre guide birman, Eddie, parlait très bien anglais et se révéla captivant, ce qui nous permit de discuter de tout et de rien. Le trek, en soi, était plutôt facile, rien à voir avec ceux du Népal même si la chaleur suffocante rendait chacun de nos pas pénible. Entourés de jolis paysages, nous nous sommes baladés dans la jungle et dans les villages. Eddie travaille pour ces villages depuis quelques années, en réalisant avec les Birmans quelques constructions comme des systèmes d'eau potable et des écoles. Ces projets contribuent, semble-t-il, à leur « développement ».

Cette visite m'a amenée a me questionner sur le « développement », ce mot magique sous lequel se cachent de multiples réalités. Durant notre trek, nous avons vu plusieurs villages habités par les tribus shan. Il y a de cela cinq à dix ans, ces villages se trouvaient complètement isolés du monde. La tribu y vivait en communauté, dans des « longhouse ». Ils partageaient tout. Depuis, ils ont commencé à cultiver le thé qu’ils vendent à des prix de plus en plus élevés. Alors, avec l’apparition de l'argent, ils ont mis de côté la vie de communauté et les « longhouse ». Ayant plusieurs avoirs individuels, ils ont oublié les traditions, ils ont curieusement cessé de tout mettre en commun. Chacun pour soi, à qui accumulerait le plus d’argent. Vivons ensemble, mais séparément. On est passé d’un idéal de solidarité à un idéal de compétition. Vive le capitalisme?

Certaines traditions sont tout de même demeurées ancrées, certaines coutumes qui, jumelées à cette idée de compétition, donnent de drôles de résultats. Maintenant que ces villages disposent d'argent, ils préfèrent l’investir dans la construction d'un monastère, bouddhiste bien sûr, qui sera plus gros et plus beau que celui du village voisin. Ils choisissent un monastère plutôt qu’un système d'eau courante qui leur donnerait de l'eau potable alors qu’actuellement ils doivent marcher une heure pour se la procurer. Ils optent pour un monastère plutôt qu’une meilleure santé, une meilleure hygiène, de meilleures conditions de vie. Ils préfèrent le monastère à une école. Cette importance de la religion et de la compétitivité inter-villages me surprend. Ce besoin d’être meilleur que son voisin est pathétiquement vieux comme le monde. Ça m’attriste de le retrouver ici, en plein cœur d’une jungle. Quel est ce besoin de comparaison et de compétition de l’être humain? Est-ce un besoin fondamental? Est-ce dire que tous les modèles de société le suscitent?

Eddie tente de leur expliquer l’importance et la valeur de la construction des écoles et des systèmes d’eau courante. Il y met beaucoup d’énergie. Son but n’est pas de mettre de côté les monastères bouddhistes, il est lui-même très croyant. Mais il croit que les besoins premiers des gens des villages touchent plutôt la santé et l’éducation. D’autant plus que dans la plupart des villages, des monastères existent déjà, même s’ils sont vieux.

Je me rends compte que le bouddhisme se vit de la même façon que toutes les autres religions, que dans les endroits éloignés, peu éduqués, les gens croient de la même façon qu’ailleurs dans le monde. On croit pour s’expliquer la vie, on croit pour s’expliquer la mort, on croit pour comprendre le quotidien, on croit pour se rassurer. Ce à quoi on croit a au fond peu d’importance. Que ce soit l’hindouisme, le bouddhisme, l’islam, le catholicisme, le judaïsme, pour beaucoup de gens ce pourrait être l’un ou l’autre. L’important est d’avoir une référence à un être ou à un état d’existence suprême et de croire en un dieu pour se rassurer.

Ceci dit, je me demande si les gens de ces villages se trouvent plus heureux maintenant qu'ils sont « développés », qu’ils ont école et eau potable et qu'ils vivent chacun pour soi. La nostalgie de leur mode de vie ancestral qui me semblait si sain comparativement au nôtre m’envahit. Je continue de me questionner. Est-ce l’apparition de l’argent qui change le monde? Est-ce qu’avec l’argent s’immisce l’esprit capitaliste à tout prix? L’esprit d’égoïsme et de compétition? Je crois que j’exagère, que j’idéalise ce passé. J’imagine que ces gens apprécient davantage leur qualité de vie avec l’accès à l’eau potable, les connaissances nécessaires pour une meilleure hygiène et une meilleure santé. Je crois aussi qu’un système d’éducation plus développé leur permet d’avoir de meilleures connaissances et une vision plus critique de l’existence. Mais l’idéal serait, selon moi, que ces villages, tout en se « développant », puissent, d’une certaine façon, conserver leurs traditions et leurs modes de vie ancestraux.

Durant la visite de ces petites localités, j’ai adoré les enfants. J’en aurais volé quelques-uns, je les aurais mis dans mes bagages tellement ils étaient beaux et attachants. Des sourires brillants et des yeux scintillants. Et surtout, ils ne quêtaient pas, contrairement à ceux du Népal et de l’Inde. Mais ce n'est qu'une question de temps, j’imagine, car avec la venue des touristes en Birmanie, ce beau pays ressemblera malheureusement bientôt à la Thaïlande ou au Népal.

Ces réflexions accentuent mon questionnement sur l’apport et les méfaits du tourisme. Est-ce qu’en venant ici je n’ai pas contribué à la « touristification » du pays? Par ma seule présence, j’ai apporté l’Occident, j’ai aidé ces gens à se départir de leurs modes de vie traditionnels. Je me dis que je conserverai de beaux souvenirs de la Birmanie mais que c'est peut-être mieux pour ce pays et sa culture que je n’y revienne pas. Ces gens m’apportent beaucoup, ils me font partager la richesse de leurs traditions. Moi je leur enseigne à transformer leur culture en une attraction touristique, à changer leurs villages en « zoo pour touristes », comme je l’ai si bien vu ailleurs. C’est vrai que j’apporte aussi des informations sur le monde, sur mon pays, sur la vie à l’extérieur de la Birmanie. Je donne un peu, je reçois beaucoup, je détruis un peu. Il me semble que l’échange est inégal et que ce n’est pas à leur avantage.

Le progrès se retrouve partout, même dans ces coins reculés. Avec l’argent, est né le désir de posséder des objets matériels. Ce que les gens désirent par-dessus tout dans ces villages, c’est une télévision. Ils veulent, eux aussi, projeter leurs rêves et leur bonheur virtuel sur un écran. Mais, petit problème, ils n'ont pas l'électricité. Alors, avec la télévision, vient la batterie d’auto que les villageois doivent aller faire recharger à chaque deux semaines, à deux ou trois heures de marche de leur village! Et, pour le transport, une batterie d’auto n’est pas ce qu’on pourrait qualifier de léger. Mais c’est le prix à payer pour avoir droit, tous les soirs, à une douce anesthésie télévisuelle.

Finalement, ce trek à Kalaw m’a plus fait voyager à l’intérieur de moi-même que sur le sol de la Birmanie. J’ai appris à me remettre en question. Mais pour ce faire, il était essentiel que je sois en Birmanie, que je sois ici, confrontée à de nouvelles réalités. C’était moi, par rapport à ce que je vois ici, c’était ma vie, par rapport à la leur.

Avec Eddie, nous avons aussi discuté du système et de la politique actuelle en Birmanie. Je me sentais plus à l’aise d’en discuter en marchant en plein cœur de la jungle qu’au milieu d’un restaurant à Mandalay! Ses opinions étaient très modérées. Ce que j’ai appris, à ses côtés, c’est de ne pas tout voir en noir et blanc. Ne rejetant pas tout le système actuel en bloc, il est capable d’en voir les bons côtés. Il n’appuie pas aveuglément la « Ligue démocratique nationale », il sait qu’ils font des erreurs. Sa vision de tous les acteurs de la scène politique actuelle est critique. Tout n’est pas soit bon ou mauvais, chacun a ses bons et mauvais côtés. Il veut certes du changement, l’ouverture sur le monde, l’amélioration de la démocratie et la chute du système totalitaire. Mais il sait que ce changement ne peut pas se faire du jour au lendemain, qu’il faut procéder par étapes et il est conscient des efforts qui sont maintenant réalisés. J’ai appris beaucoup au contact d’Eddie. Mes petites idées, mes idéaux de démocratie, ma vision de la politique, tout ce que j’avais appris à l’école et par moi-même, tout ce que j’avais lu et mûri, je pouvais maintenant le confronter avec la vraie vie et en discuter avec des gens qui le vivent sur le terrain.

C’était mon trek à Kalaw. Deux petites journées de découvertes. Et un petit cadeau en souvenir : un pied d’athlète qui, avec la chaleur et l’humidité, s’est infecté. Mes orteils sont gonflés, rouges, blancs et jaunes, des morceaux de peau s’en détachent. Je ne peux plus marcher sur mon pied enflé, c’est trop souffrant. Ça devrait guérir!

Après Kalaw, nous avons mis le cap sur Inle lake, à quelques heures de route. Grand lac entouré de marécages, il a comme particularité d’être habité et cultivé. Nous avons passé la journée en bateau sur le lac, entre les rues d'eau, les maisons sur pilotis, les champs inondés et surélevés, les pirogues de pêcheurs qui cueillent les algues et les poissons, les clôtures qui bordent les champs d'eau, les lignes électriques sur le lac. Cette vie sur le lac m’a complètement fascinée. Ces gens qui habitent sur l’eau. J’imagine que la culture y est meilleure, surtout pour le riz. Partout des Birmans à chapeaux chinois, en longys ou en shan pants, sur leur pirogues, qui cultivent. C'est un paysage tellement déroutant! Les enfants sur les pirogues, dans les champs. Les rues d'eau. Les poteaux électriques. J’en suis éblouie.

Nous avions un guide, puisqu’il nous était impossible de nous retrouver par nous-mêmes dans ce labyrinthe aquatique. Ce guide ne disait pas un mot d’anglais. Dans son silence birman, il nous a menés aux quatre coins du lac. Nous n’avons pas eu droit à beaucoup d’informations. Mais j'ai passé la journée à me laisser inspirer par tous ces paysages étranges et superbes, toute cette vie sur le lac, tout ce commerce, cette culture, ces pagodes et ces monastères flottants. Je me sentais tellement loin, au fin fond d’un autre monde! J’avais déjà vu Venise en Italie et je savais bien qu'on pouvait vivre dans une ville à canaux, mais aucune comparaison possible. À Inle Lake, ils vivent vraiment sur le lac, sur l'eau, et c'est très particulier.

Entre autres, sur ce lac, se trouvait un monastère surnommé « jumping cat monastery ». Notre guide ne nous ayant donné aucune explication, nous avons deviné par ses signes qu’il fallait y entrer. Et nous y avons vu… des chats qui sautent! Eh oui, des chats qui sautent à travers des cerceaux dans les airs, et des Birmans en prosternation devant eux, en grande prière devant ce phénomène extraordinaire. J’ai adoré voir cette scène ironique, moi qui croyais que tous les chats savaient sauter.

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