4 avril 2003, Bagan, Birmanie

Notre horaire serré nous dictait le chemin. Il a bien fallu repartir de Ngapali, de la plage et du paradis, pour retourner dans l’enfer de l’autobus! Notre dernière expérience nous laissait présager le pire. Mais ce fut finalement pour le mieux!

Autobus et trajet sans encombre, nous débarquons à Pyay aux petites heures du matin. Trop tôt. Nous voulions voyager directement jusqu’à Mandalay, mais comme le prochain départ ne s’effectue qu’en soirée et qu’il n’y reste que quatre places, nous faisons nos réservations. Et l’hôtel à côté de la station nous permet de terminer la nuit.

Une journée devant nous, le regard encore endormi, une petite marche vers le centre-ville nous offre l’occasion d’arpenter cette autre ville tout en déambulant nonchalamment. Un Birman sympathique qui, à notre grande surprise, s’exprime plutôt bien en anglais, nous aborde et discute avec nous pendant quelques temps. Il finit par nous convaincre de visiter la ville avec lui, assis sur son rickshaw à pédales. Je n’aime pas trop me faire promener ainsi, mais comme l’occasion de discuter avec des Birmans se présentera rarement, étant donné la frontière de la langue, nous en profitons. La journée fut plus qu’intéressante. Notre guide nous a conduits d’une pagode à l’autre, d’un grand Bouddha tout d’or vêtu à un autre, en passant par le marché. Nous avons même dîné dans sa famille! Ce fut fort apprécié! Avec un jus de canne à sucre glacé en après-midi, rien de mieux pour rafraîchir nos corps.

Puis vient le moment où l’argent entre en jeu, le moment de la confrontation entre la richesse et la pauvreté. Combien donner? Cela nous pose problème, étant fraîchement arrivés en Birmanie. Comment distinguer entre ce qui est trop peu, ce qui est bien et ce qui est trop payé? Je crois qu’il ne faut pas donner des sommes démesurées, de cette façon les touristes déséquilibrent l’économie locale. Donner trop, c’est inciter les gens de ces pays à laisser tomber toutes leurs activités traditionnelles et à devenir dépendants du touriste. Ça crée une classe sociale plus riche, à la remorque de la ressource touristique. Je veux donc donner un montant équitable, puisque notre journée fut formidable, mais je ne veux pas exagérer. Après de longues discussions, nous fixons un montant, mais notre guide n’a pas l’air trop satisfait. Nous donnons donc un peu plus, ainsi soit-il.

Nous sommes prêts à monter dans l’autobus qui nous attend. Les quatre dernières places que nous occupons ont le désavantage certain d’être situées à l’arrière, là où ça saute, au-dessus du moteur et sans fenêtre. Il fait peut-être 35oC ou 40oC dehors et l’air climatisé n’est vraiment qu’une réalité virtuelle. Nous sommes assis sur le moteur. Il surchauffe nos sièges, nous sentons la chaleur se dégager sous nos pieds. Bien vite, nous constatons avec surprise que nous avons aussi droit à la sortie du gaz d’échappement. Après deux heures : maux de tête, nausées, faiblesse. Je ferme les yeux et j’ai soudain une vision révélatrice, tout s’explique : l’enfer, c’est ici. Et quand nous sommes en enfer, c’est pour y rester. C’est ce que je fais. Nous resterons dans ces sièges maudits pendant douze heures. Douze heures infernales, quelque part sur la Terre, le cœur au bord des lèvres et la sueur aveuglante plein le visage. Et nous avons survécu.

Sains et saufs, nous voici à Mandalay pour quelques jours, ville désertique où il fait encore plus chaud qu’ailleurs. Mandalay est brune et sympathique. Les jus de canne à sucre agrémentent nos journées torrides. En quelques jours, nous visitons les attractions de la région : d’autres pagodes, d’autres bouddhas et quelques anciennes cités. Intéressant. Et chaud.

Nous assistons à un spectacle de marionnettes et de danse, arts typiquement birmans. Je me sentais loin de chez moi. La danse ne ressemble à rien que je connaisse. Je ne peux même pas dire que c'est beau tellement ça m’étonne. Seulement les mains et les pieds bougent. Impressionnant à voir et surtout difficile à expliquer. Pendant quelques heures, nous nous sommes évadés très profondément en plein cœur de l'Asie, en Birmanie.

Nos visites nous ont aussi conduits à Pyiun U Lwin, où nous avons rencontré une Birmane qui nous a fait arpenter la ville et les environs avec sa famille. Encore des pagodes dont elle nous a raconté la légende. Elle nous a amené dans une caverne. Je m’attendais à une simple grotte dans la roche mais cette visite fut sublime : une immense caverne remplie de bouddhas, de statues, de lumières entre les stalactites et les stalagmites et des centaines de pèlerins birmans.

Le bouddhisme nous apparaît comme une religion calme et régénératrice. Elle apaise. Toutes ces pagodes dorées qui parsèment le paysage, tous ces gens souriants. C’est la Birmanie. Après l’Inde, c’est un contraste total. Au début, j’avais l’impression que la vie birmane était fade et incolore. Maintenant j’aime cette vie tranquille. Le contact demeure cependant difficile à cause de la langue mais aussi des conventions culturelles : les gens nous abordent rarement, il faut souvent aller vers eux. Avec nos habits birmans, ils nous accrochent plus facilement, nous pointent du doigt et nous sourient, heureux de nous voir habillés comme eux. L’autre jour, j’ai eu le malheur de porter ma jupe birmane à l’envers. J’ai bien fait rire toutes les femmes du camion qui me l’ont dit et redit pendant les trois heures du trajet. À maintes reprises, les femmes me touchent, touchent à mes cheveux, à ma peau. Je sens qu’elles veulent ainsi établir un contact. Je souris, je prends les enfants. C’est simple comme relation. C’est simple, mais c’est émouvant. La communication par le regard, le toucher et le sourire. J’aime bien.

Ici, tous les véhicules connaissent de nombreuses pannes. Les autobus s’arrêtent souvent pour des réparations d’urgence, les camions aussi. Presque arrivés à destination, il nous est arrivé de nous arrêter une heure pour réparer la mécanique. Tout brise. Mais les Birmans, plus qu’ingénieux, réparent avec un rien, des bouts de bois, tout ce qu’il trouve sur la route. Pas toujours rassurant mais impressionnant.

Un soir, à Mandalay, alors que nous nous promenions au marché de nuit, un Birman a amorcé avec nous une discussion en anglais. Il se présenta comme un professeur d’université qui voulait pratiquer son anglais, et nous a offert d’aller prendre une bière dans un petit restaurant. Pourquoi pas! Il parlait effectivement un excellent anglais, meilleur que le mien.

Assis devant notre bière, le professeur nous entretint alors de politique, de la dictature en Birmanie, de la situation du peuple face à l’armée. C’était en fait très intéressant, mais ça nous paraissait bizarre. Les Birmans n’ont pas l’habitude ni le droit de critiquer le système. Et si jamais ils osent le faire, c’est en cachette, car s’ils se font prendre, c’est la prison à vie qui les attend! La situation nous paraissait d’autant plus surprenante que nous étions assis dans un restaurant rempli à capacité. Nous avons d’ailleurs demandé à notre professeur pourquoi il parlait aussi ouvertement du système, il nous a répondu que de toute façon personne ne comprenait l’anglais dans le restaurant. Bien vite, nous nous sommes cependant rendus compte qu’un homme était assis à nos côtés et espionnait notre conversation. Il l’écoutait vraiment, l’oreille tendue. Je me sentais plutôt mal, très insécure face à ce qui pourrait arriver. Je me disais que nous n’étions probablement pas en danger, en tant que touristes, mais que pouvait-il arriver à ce professeur, s’il était bel et bien un professeur? Mon imagination courait!

Tout à coup, l’espion s’est mis à engueuler notre professeur qui s’est aussitôt levé. L’espion nous a adressé quelques mots d’anglais, très vulgaires, nous avons payé et nous sommes partis. Départ brusque. Notre professeur nous a demandé un peu d’argent pour réparer sa bicyclette et nous nous sommes quittés. Quelle histoire! Je me demande encore qui était ce professeur, en était-il bien un? Et cette histoire d’espionnage! L’espion, pourtant, ne parlait ni ne comprenait l’anglais et il a tout de même bien compris que nous échangions sur la politique, que nous critiquions le système.

Ça me fait réfléchir sur les systèmes de dictature et tous les systèmes politiques fermés. Que chacun espionne son voisin, voilà ce qui détruit toute solidarité humaine. En fait, je crois que c’est en détruisant la solidarité entre les gens que certains régimes politiques s’imposent au pouvoir. Au fond, le régime capitaliste qui sous-tend notre démocratie ne procède guère différemment. Pour détruire la solidarité, il prône l’argent, l’égoïsme et la compétition. C’est peut-être moins puissant et moins direct que de menacer d’emprisonnement ou de peine de mort, mais c’est tout de même efficace comme agent destructeur.

De Mandalay, nous avons pris le bateau jusqu’à Bagan. Bateau de touristes qui ne m’a guère plu. Un autre bateau qui faisait le même trajet, pour les Birmans, le faisait en deux jours plutôt qu’en huit heures. Nous manquions de temps. C’était certes beaucoup plus confortable et agréable que toutes ces heures passées entassés dans des autobus surchauffés. Mais il n’y avait que des Blancs. Suis-je vraiment en Birmanie? Plusieurs de ces touristes se font servir et adoptent une attitude hautaine et supérieure face aux Birmans. Ça me dégoûte. Qui êtes-vous? Qu’êtes-vous venus faire en Birmanie? Montrer la puissance de l’Occident blanc et libre? Mais quelle puissance au fond? Celle de l’argent? C’est si peu, c’est si insignifiant. La liberté ne s’achète pas. Regardez ces Birmans et leur sourire. Regardez-les, et ayez honte de vous penser supérieurs parce que vous êtes riches.

Du bateau, nous avions vue sur la rivière, endroit central de la vie des alentours. Des maisons flottantes sur la rivière où les gens pêchent, les femmes lavent le linge et les enfants jouent dans l’eau. Plusieurs petites barques de pêcheurs. De la vie, partout, dont l’observation a occupé notre trajet jusqu’à Bagan. Le spectacle de leur vie quotidienne m’enrichissait davantage que celui des touristes qui se prélassaient sur le bateau.

Bagan. Une ancienne cité royale. Sur un sol désertique et rougeâtre, des milliers et des milliers de pagodes trônent sur quelques kilomètres carrés. À couper le souffle. De toute beauté. Un désert de temples, à perte de vue, dorés, rougeâtres, bruns. Dans toutes les directions possibles, jusqu’à l’horizon, des bouddhas et des pagodes. Et, à l’époque, s’ajoutaient autant de pagodes de bois, aujourd’hui disparues. Ce devait être absolument sublime.

Nous nous sommes baladés en bicyclette toute la journée entre les temples et les pagodes. La chaleur torride nous accablait. Il faisait tellement chaud! En début d’après-midi, un jus de noix de coco nous a rafraîchis et nous a permis d’éviter d’attraper un coup de chaleur. J’étais devenue complètement amorphe. Amorphe, mais ébahie devant la scène inoubliable qui s’étendait sous mes yeux.

Le sommet d’une pagode nous a offert un panorama unique. La vue de là-haut est indescriptible. Devant moi s’étalent des milliers de temples, comme autant de paroles de Dieu surgies de la terre, comme autant de signes d’espérance jaillis de l’éternité. Mes yeux ne sont pas assez grands pour couvrir l’ensemble. Le coucher de soleil est flamboyant, les temples se revêtent d’une robe rouge dorée qui s’étend graduellement vers l’horizon sous un ciel embrasé. Je pourrais y rester des heures, juste à regarder, partout, les temples, les pagodes, c'est trop beau.

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