15 septembre 2003, Montréal, Québec.
Aurevoir l’Asie, aurevoir mon voyage, aurevoir cette année.
J’étais nulle part, j’étais partout, je reviens quelque part.
Montréal, Québec.
L’avion descend, lentement, je suis toute énervée, toute excitée, le Torontois à côté de moi me regarde d’un air bizarre, l’avion descend, je vois… le Québec… Ce n’est ni l’Asie, ni l’Europe, c’est vraiment différent vu d’en haut, c’est le Québec! Le fleuve, Québec, le fleuve, puis Montréal, les ponts, le Mont Royal, l’Université, et Dorval.
Montréal. Le Québec.
C’est chez moi, et je suis là maintenant.
C’est mon Montréal, c’est mon Québec.
« Ah ben, t’as l’air en forme, on pensait qu’tu r’viendrais toutt’ maigre et pis toutt’ magannée. Ben non, t’as l’air ben correct. Ça paraît même pas qu’t’es allée dans des pays d’même. »
J’ai ressorti ma bicyclette, le cœur léger, pour arpenter les rues de Montréal. Les quelques gratte-ciel du centre-ville flamboient sous le soleil couchant, le canal Lachine serpente entre les rues, le Mont Royal rougeoie sous l’automne, l’Oratoire observe le tout d’un air rassurant, les terrasses s’étendent nonchalamment sur Saint-Denis, les rues vivent et respirent. C’est encore l’été, tout Montréal est dehors sur les terrasses ou en train de flâner sur Saint-Denis, Saint-Laurent, Sainte-Catherine, Prince-Arthur, dans les petits bars, dans les resto-terrasses. Les tam-tams qui font vibrer le Mont Royal le dimanche, les petites maisons à l’escalier extérieur, les rues toutes jolies, les arbres et les parcs un peu partout, le pont, le fleuve, c’est Montréal. C’est beau Montréal, c’est beau le Québec. J’ai pris l’autoroute pour aller me perdre à l’intérieur du Québec, des forêts immenses et rougeoyantes, les collines, les millions de lacs, la vie paisible dans le bois où les voisins sont à l’autre bout du monde, le camping, le feu de camp, à une heure de Montréal, c’est un autre pays, c’est la vie sauvage.
Montréal, Québec.
« C’pas la même affaire là-bas, y sont pas comme che’nous. L’monde est pas pareil, hein? Y vivent pas comme icitte, c’ben différent en tout cas. »
Et les Québécois. J’ouvre les yeux sur la vie autour de moi, sur les gens autour de moi. Je suis comme en suspension, j’attends et j’observe. J’ai mon année en moi, vous avez la vôtre, on a changé, on se partagera le tout un de ces quatre, pour l’instant je regarde, le regard flou et un peu dans la lune. C’est bizarre.
Je réalise que le Québec, et puis au fond, l’Occident et tout ce que j’en ai vu, souffre d’un mal de vivre. Ça me heurte. Les gens sont habités par une pulsion bizarre. Ils courent toujours après ce qu’ils n’ont pas, plutôt que d’apprécier ce qu’ils ont. Ils ne sont pas bien avec eux-mêmes, ils se mettent des masques, ils se déguisent pour sortir dans la rue, ils ont peur de dire comment ils se sentent, ce qu’ils pensent. Ils sont toujours à se plaindre, ils voient des millions de problèmes là où il n’y a rien. Ils travaillent trop, ils font trop de choses. Ils courent après la vie. Ils la retrouveront, essoufflés, au bord de la retraite, désarmés de n’avoir plus rien à faire et d’être en tête-à-tête avec eux-mêmes. Merde. La vie, c’est tous les jours. Faut pas la vivre par procuration, faut pas mettre notre vie dans un REER en espérant qu’elle aura fructifié quand on aura 60 ans, faut la vivre maintenant et à tous les jours.
« Pourquoi c’é’faire qu’on fa’ simple de mêm’ des fois? »
C’est la modernité, la technologie, la télévision, la publicité, qui nous ont mis en tête la recette miracle du bonheur, le travail à bout de souffle, question de ne plus avoir le temps de penser ou de réfléchir. Occupons les bras, occupons l’esprit, et le bonheur viendra par derrière, c’est le petit bonus, la « petite loto avec ça madame » qu’on vous propose à la caisse.
« Ouain mais là-bas, c’pas pareil, y font pitié c’monde là. Y ont rien. C’est ben triste toutt’ ces histoires, toutt’ ce qu’c’est qui se passe dans ces pays-là. Y ont la vie dure. »
On a oublié la simplicité, on a oublié le bonheur de vivre, on a oublié le bonheur des choses simples. Vivre. Vivre, du fond du cœur. Ça prend pas grand chose pour faire ça. Pas besoin d’auto, pas besoin de maison, pas besoin de meubles ou de télé dernier cri, pas besoin de rien au fait. Et surtout pas besoin d’argent, pas besoin d’être riche.
J’ai mal au cœur quand je rentre dans les Maxi, les Réno-dépôt, les Canadian Tire, j’ai l’impression d’avoir mis le pied dans une antre aseptisée de la surconsommation. J’ai frappé un mur l’autre soir, même plus moyen de louer une cassette vidéo, une simple VHS, il n’y a plus que des DVD. « Ben achète-toé un DVD, sont pas chers astheure, juste cent piasses ». Surconsommation. Je n’ai pas besoin d’un DVD, j’écoute un film par deux mois, j’ai vraiment pas besoin d’un DVD pour qu’il s’empoussière dans mon salon. Surconsommation. Beau, gros, pas cher, bien gros, et puis pas cher du tout. Achetez, et faites des réserves, on ne sait jamais ce qui va manquer. Équipez-vous, tapissez votre maison de réserves comme ça, si jamais il y a une guerre nucléaire, vous serez prêts à l’affronter. Ou un verglas, on ne sait jamais, ce sont des choses qui arrivent. Pourtant vous l’avez vu, vous l’avez déjà vécu, dans ces cas-là, ce n’est pas de nos réserves qu’on a besoin, c’est de nos voisins. On se donne bonne conscience, on fait de la récupération, mais c’est pour mieux et surtout pour plus acheter dans des endroits froids et dépersonnalisés. Elle est où ma petite madame qui me vendait mon déjeuner au coin de la rue?
J’ai trouvé une petite fruiterie indienne à deux coins de rue de chez moi, même s’ils ne parlent qu’anglais, je m’y sens plus chez moi qu’au Maxi. Ils font même des samosas.
Ici, je ne vois que l’argent et je n’entends parler que d’argent, il me semble que ça revient toujours, partout, tout le temps. Les gens manquent d’argent, ils se tuent à travailler pour se payer des bonnes soirées où ils prendront le temps d’oublier qu’ils sont en train de se tuer à travailler. Les Asiatiques ont une conception cyclique de la vie. On a ici très mal intégré cette idée de cycle.
Je dois être dans un autre monde, je ne sais même pas combien il me reste dans mon compte en banque. J’imagine qu’il faudrait que je m’y mette un jour, que je travaille plus qu’une journée par semaine, que je fasse fructifier mes connaissances afin de renflouer mon portefeuille.
Montréal, Québec.
C’est beau Montréal, c’est beau le Québec. Je me sens chez moi, les gens sont grands, les gens sont gros, les gens sont à moitié nus dans la rue. Pas un asiatique n’oserait être déshabillé comme ça en public! Des couleurs partout, des gens de partout s’entremêlent, l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie sont au coin de ma rue. Montréal, la cosmopolite, c’est une grande ville, mais ce n’en est pas une. Le Mont Royal, des parcs et des arbres, tous mes petits bars, tous mes petits cafés, tous mes petits restos. Du haut de ma bicyclette, je me promène ici et là, je suis heureuse.
C’est une année de ma vie qui s’est envolée quelque part. Je recommence mes activités avec une coupure d’un an. Ce n’est pas une année perdue. J’en suis encore bien remplie, j’ai encore des millions de rêves, des millions de moments et d’instants dans mon cœur et dans ma tête. Je n’arrive pas à réaliser que la vie continue là-bas, que Jean-Marc est toujours à Pushkar, que Sansar est encore dans les montagnes, que Phuong est sur sa moto, que Georges est à Muong Noi, que Isabelle est à Bagsu. Tout me semble si lointain. Je regarde mes photos, je relis mes textes, et je me redis à quel point c’était beau, à quel point c’était grand, à quel point c’était difficile, et facile, et intense, et tout à la fois. C’est incroyable. J’ai vécu, j’ai vécu un an là-bas, et pas ici, vous n’étiez pas là-bas, je n’étais pas ici.
On s’en reparlera un de ces quatre, quand on aura le temps entre deux journées de travail, trois travaux d’université, cinq heures de sport et deux rencontres de famille. On se trouvera un petit quart d’heure pour aller prendre un café, on partagera tout ce qu’on a vécu, on se racontera tout ça sans s’écouter, chacun absorbé par ses propres pensées, par sa propre vie. Je déconne, vous n’êtes pas comme ça. C’est juste une illusion, une grosse image de nous qu’on nous projette sur grand écran tous les jours à la télé, mais on n’est pas comme ça, je ne veux pas que vous soyez comme ça.
On y reviendra, un de ces quatre.
Mais je le redis, c’est beau Montréal, c’est beau le Québec, et c’est chez moi.
J’habite à côté de Verdun et ici, la pauvreté ne se gêne pas pour s’engueuler sur le trottoir ou le balcon. Et quand je regarde le monde se crier après dans ma rue, je me dis, comme ça, que ce serait tellement plus beau, tellement bien au fond, si on réapprenait à apprécier le moment présent, à vivre maintenant, et à être heureux.
Si on oubliait d’être égocentristes, si on vivait aussi pour être avec les autres.
Si on oubliait le « politically correct » qui nous empêche de dire ce qu’on pense et d’affirmer ce qu’on est. Qui nous empêche de le dire quand ça va mal, de vivre notre peine ailleurs que cachés dans le fond de sa chambre, et de le dire tout haut quand on est heureux, de vivre chaque moment de notre vie à sa juste réalité.
Si on oubliait de courir après l’argent.
Si on se disait qu’on n’en a rien à foutre de se conformer au modèle de la société, qu’on s’en fout de ne pas être comme tout le monde, qu’on est ce qu’on est et que ça finit là. Et qu’on ait le courage de le dire et de le vivre.
Si on apprenait à être bien avec nous-même, avec nos choix et avec la vie qu’on mène. Personne n’a choisi notre vie pour nous, on fait notre vie comme on la veut.
Si on prenait le temps d’aimer, le temps d’être, le temps de vivre.
Je ne veux pas dire que je suis mieux que les autres, ou que je connais plus la vie, et je ne veux pas non plus donner des leçons. J’essaie juste de comprendre, de faire un lien entre mon année en Asie et ma vie ici, de voir comment je pourrais intégrer tout ce que j’ai découvert, tout ce que j’ai appris, des façons de vivre, des modes de vie, des cultures qui sont tellement différentes.
En fait, j’essaie juste de vivre et d’être heureuse, et j’aimerais que les gens qui m’entourent le soient aussi.
Ainsi soit-il. Paix sur terre, amour, espoir et liberté.
Je souhaite à tous un bon vieux gros bonheur, tout de rouge emballé, un grand soleil pour illuminer vos vies et des sourires au fond du cœur.
C’est en vivant au rythme de ses rêves qu’on rend hommage à la grandeur de la vie.
La fin, prise deux, faite au Québec cette fois.
Je termine sur
cette chanson de
Richard Desjardins qui m’a accueillie à mon retour au
Québec, une ode à l’espérance.
« Nous aurons des corbeilles pleines
de roses noires pour tuer la haine
Des territoires coulés dans nos veines
et des amours qui valent la peine
Nous aurons tout ce qui nous manque
Des feux d’argent aux portes des banques
des abattoirs de millionnaires
des réservoirs d’années-lumières
Et s’il n’y a pas de lune
Nous en ferons une. »
----------
6 novembre 2003, Montréal, Québec.
Aujourd’hui, en lisant le journal, j’ai appris qu’un village en Indonésie était disparu suite à de graves inondations. Le village de Bohorok, à Sumatra. Ça m’a intrigué, c’est un coin où je suis allée. J’ai fait quelques recherches. Ce village est connu sous plusieurs noms, entre autres celui de Bukit-Lawang. J’ai passé une semaine dans ce village, c’est là que j’ai pris un cours de sculpture et que j’ai fait un trek dans la jungle. Ce village a été détruit par les inondations, des centaines de morts, les maisons englouties et disparues. Presque rien n’est resté en place.
Une étrange sensation m’habite. C’est un peu comme si je ne réalisais pas ce qui est arrivé. C’est si abstrait, c’est si loin. Et pourtant, c’est la réalité. Que sont devenus les gens que je connaissais? Jan, notre professeur de sculpture? Sa femme qui nous servait à manger le matin? Sa fille qui nous montait le thé l’après-midi? Son fils qui venait jouer avec nous? Les gens de l’hôtel où nous habitions? Le petit restaurant où nous dînions tous les jours? Leurs visages sont encore présents dans ma tête. Je ne sais pas s’ils sont morts, je ne sais pas s’ils sont encore en vie. Je ne le saurai probablement jamais.
Pas d’internet dans cette région éloignée de la jungle. La semaine dernière, j’ai envoyé par la poste des photos à Jan. J’imagine qu’il ne les recevra jamais. S’il est vivant, il doit être ailleurs maintenant, il doit être dans la rue.
Ces gens que j’ai connus, cet endroit que j’ai aimé, tout est disparu. Il ne me reste qu’une statuette en souvenir, une statuette que j’ai sculptée avec Jan, dans sa maison.
Je regarde ma statuette et je me redis à quel point la vie est un don précieux. Un don qui peut nous être repris à chaque instant. Je me redis aussi qu’il faut que je profite pleinement de ce don et que je vive intensément chaque moment de ma vie.
C’est en vivant au rythme de ses rêves qu’on rend hommage à la grandeur de la vie.