7 mars 2003, Tatopani, Annapurnas, Népal
Depuis plusieurs jours, sous les rayons chaleureux du soleil de midi, la neige continue de fondre lentement. Le départ de Mannang s’effectue bien. Maintenant, il n’y a plus de village, seulement quelques maisons pour accueillir les marcheurs. Nous sommes dans les montagnes. Véritablement dans les montagnes. Devant nous, des traces de pas dans la neige, derrière nous, d’autres traces de pas dans la neige, et tout autour, des montagnes qui nous encerclent. Rien d’autre que l’immensité qui s’offre à nous dans toute sa simplicité, dans toute sa nudité. Les montagnes, la neige et le ciel, une merveille à perte de vue. Parfois quelques yaks, parfois quelques chèvres de montagne qui creusent sous la neige. C’est à couper le souffle. Je marche dans la paix, dans la beauté suprême.
Nous élisons domicile dans une petite cabane en pierre la nuit suivante. Une cabane avec vue sur l’immensité, un poêle chaud pour la soirée et un Népalais vraiment sympathique. Il fait froid, très froid, mais le monde est beau, tellement beau. J’ai passé l’après-midi à essayer de capter la chaleur du soleil pour que je puisse admirer tranquillement l’infini des montagnes. Je crois sincèrement que je suis au plus bel endroit au monde. Dès que le soleil s’endort derrière les montagnes, il devient impossible de demeurer à l’extérieur, au froid. Nous nous replions vers le feu du poêle qui répand une douce chaleur.
Deux petites journées de marche nous conduisent au High Camp, dernier refuge avant le col. Chaque matin, quitter la chaleur de notre pile de couvertures est un véritable défi. À l’aube, l’eau est gelée, nos mains aussi. Quand nous marchons avant que le soleil ne se pointe au sommet des montagnes, nous sommes transis par le froid intense. Il faut faire bouger nos différentes articulations pour activer la chaleur dans notre corps. Le paysage, splendide à chaque instant, nous permet d’oublier quelque peu ce froid qui nous assaille.
La dernière montée jusqu’au High Camp, à 4800 mètres, s’avère pénible. Heureusement, la neige du chemin est tapée, car il y en reste encore beaucoup. Le vent, cette neige et l’altitude élevée nous rendent la tâche très difficile. Mais nous y arrivons, nous voici enfin au High Camp. Il fait froid, très froid. L’eau est figée en un pain de glace. Nous sommes plusieurs, entassés autour d’un minuscule feu. À cette altitude, le bois est introuvable, et le gaz se fait rare. Un seul et minuscule feu réchauffe tant mal que bien l’intérieur de la cabane. Je porte sur moi une quantité incroyable de linge. Je vais dormir toute habillée. Un fort vent tourbillonne à l’extérieur, tout est givré de glace. Je n’ose plus sortir de peur de perdre la maigre chaleur qui m’habite. Demain, nous traverserons la Thorong Pass, à sa troisième journée d’ouverture après la tempête de neige.
Tôt le lendemain, il est à peine 6h, nous effectuons une montée glaciale, à une température d’un bon –15oC, peut-être même –20oC, avec un vent très fort. Le souffle court provoqué par l’altitude, enfouis sous les tuques, mitaines, manteaux et foulards, nous escaladons péniblement. Lentement mais sûrement, vers les « prayer flags » qui marquent le sommet du col à 5416 mètres. Je dois m’arrêter à chaque dix pas. Je manque de souffle à cette hauteur. J’utilise chaque parcelle de mon énergie pour faire le moindre mouvement. Je sens que je combats la puissance de la nature. Je sens ma petitesse devant ces montagnes grandioses, devant cette immensité. Je sens que je ne suis qu’une passante, que jamais je ne pourrais vivre ici, il me faut trop d’énergie pour avancer un pas devant l’autre.
Là haut, les rafales soufflent à environ 100 km/h. Nous arrivons au col, mais il s’avère impossible d’y rester plus longtemps que le temps d’une photo. Le froid est trop intense. Nous entamons immédiatement notre descente. De l’autre côté du col, les paysages sont différents. Un désert de montagnes s’offre à nous, semblable au Tibet paraît-il. Nous sommes ailleurs. Un tout petit col, qui nous transporte vraiment d’un monde à un autre. Tout devient maintenant désertique, balayé par le vent et le froid. Les montagnes bloquent l’horizon comme un grand rempart blanc qui protège ce désert.
La journée fut longue et pénible. Six heures plus tard, nous arrivons enfin à Muktinath, premier village dans ce désert montagneux. Le temps froid persiste. Le linge que nous avions lavé et étendu sur la corde avant la nuit, se retrouve enfoui sous une couche de neige au petit matin.
Ce paysage, si superbe à notre arrivée, devient maintenant quelque peu monotone. En trois jours, nous descendons plus de 3000 mètres sur des lits de rivière en roches, sur des chemins durs et rocailleux, dans le désert, balayés par un vent intense. Mes genoux sont souffrants. Ce fut un véritable soulagement que d’arriver à Tatopani, à 1400 mètres d’altitude, dans une oasis de verdure et de chaleur. Fleurs et orangers colorent notre jardin. Et au bord de la rivière, des eaux thermales, « tatopani » en népalais. Suprême bien-être qui efface toutes les douleurs de la marche et de la descente. Petit paradis perdu.
Les chemins se séparent ici. La descente vers Pokhara peut se réaliser en deux ou trois jours. Nous choisissons plutôt de remonter jusqu’au camp de base des Annapurnas, à 4200 mètres, en plein cœur des Annapurnas, que nous avons jusqu’à maintenant contournées. Nous le ferons probablement en huit ou neuf jours, avant d’atteindre Pokhara.
Durant cette randonnée dans les Annapurnas, nous avons croisé toutes sortes de gens. Plusieurs touristes, porteurs et guides. Les guides, au Népal, sont apparus avec le tourisme et certains se révèlent plus ou moins compétents, du moins en hiver. Je dois avouer que j’ai été surprise du comportement de certains d’entre eux. En fait, dans cette expédition, la situation la plus critique est la traversée du col. C’est une journée difficile et longue. Et il faut partir tôt, parce que le vent devient très violent dans l’après-midi. Plusieurs partent vers les 6h, dès qu'il fait clair. Mais j'ai vu des guides partir avec leurs clients à 5h du matin, alors qu’il fait encore plus froid, dans le noir et sans lampe de poche. Alors que le sentier, très étroit, est bordé d'un précipice de 1000 mètres! J’ai aussi vu un guide qui essayait de réchauffer les pieds de son client avec des allumettes, à une demi-heure de marche du refuge, alors qu’il ventait fort et faisait –15oC. J’ai rencontré deux personnes que l’on a fait marcher pendant douze heures d’affilée pour traverser le col, sous le vent et le froid, sans boire ni manger. Et l’hypothermie? Et la déshydratation?
Je ne peux certes me prononcer sur la compétence des guides sur le terrain, mais je dois avouer que certains d’entre eux ont été loin de m’impressionner. Je comprends que le Népal est un pays pauvre et que le travail de guide est recherché pour pouvoir émerger de la misère et de la pauvreté. Se pourrait-il que la principale exigence pour devenir guide soit celle de parler anglais? Mais peut-on blâmer certaines personnes d’effecteur ce travail sans les compétences requises alors qu’elles ne font qu’aspirer à ce que nous avons?
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