3 décembre 2002, Dharamsala, Inde
J’ai vu la neige. Maintenant, je ne suis plus jalouse de toute celle qui est tombée au Québec. J’ai même glissé dans la neige des Himalayas à 4000 mètres d'altitude! Ça m’a fait du bien de retrouver l’hiver, de revoir la neige et le froid. Nous sommes maintenant de retour de notre trek et ce fut superbe. J’en ai long à raconter, alors je reviens sur ces quelques jours passés.
Pour aller marcher dans les Himalayas, il a fallu nous organiser, trouver guides et porteurs, car le chemin dans les montagnes n’est pas vraiment un chemin. Il y a certes un sentier, mais il faut probablement l’avoir gravi maintes et maintes fois pour le retrouver au premier coup d’œil. L’Himalaya, c’est une chaîne de montagnes sauvages, des immenses rocs à perte de vue. Tentes et provisions devaient nous suivre tout au long de ce trek. Et, c’est la façon de faire dans cette région, il nous fallait aussi un guide et des porteurs.
Nous nous sommes donc organisés, et nous voilà partis, Ianis et moi, et nos trois guides et porteurs, Sansar, ChanderPal et Kullu. Nous avons établi notre plan de marche. Départ dans la vallée de Kangra, montée pour passer un col à 4300 mètres enfoui dans la neige, et ensuite descente dans la vallée de Chamba. Nous aurons alors une superbe vue sur une rangée de montagnes de 5000 à 8000 mètres, dont le mont Kailash, le mont sacré de l’hindouisme et du bouddhisme, l’endroit où vivent les dieux. Puis, nous franchirons un deuxième col pour revenir à la vallée de Kangra. Nous sommes en décembre, il fait plutôt froid, jusqu’à –10oC la nuit. Mais quand il fait soleil, le mercure monte à 15 degrés. Parfait pour marcher. Ça ira, nous sommes Québécois après tout.
J’ai commencé le trek en me sentant très Blanche. Parce que j’ai envie d'aller marcher dans les montagnes, je me paye trois personnes pour venir marcher avec moi, qui portent ma bouffe et qui me la servent en plus. Je n’ai pas l’habitude! Quand je vais faire de la randonnée au Québec, j’apporte tout ce dont j’ai besoin et je ne me fais pas servir par personne. Je n’aime pas du tout être en trek, arriver le soir et me faire cuisiner et servir mon souper. Apporter mes propres objets et préparer les repas fait pour moi partie de l’expérience du trek.
Mais, peu à peu, ma perception a changé. D'abord, parce que nous avons réussi à faire quelques petites choses, transporter notre tente, aider pour le feu et pour la bouffe. Mais aussi parce que j’ai appris que plusieurs Indiens prenaient des guides pour aller dans les lieux saints des montagnes. Et surtout parce que l’ambiance est bonne, comme nous le répète sans cesse notre guide Sansar, nous sommes une « big family ». Durant cette randonnée, nous avons développé une excellente relation avec nos guides et porteurs. Nous sommes devenus des bons Occidentaux pour eux et nous allons même nous écrire quelques courriels! J’ai ainsi appris à me sentir moins Blanche. Une fois cette impression passée, j’ai pu mieux apprécier les paysages sublimes qui se dressaient devant moi.
Je crois que pour réussir à passer neuf jours avec trois Indiens comme guides en gardant le sourire aux lèvres, il faut désapprendre à penser en Occidentaux. Avec eux, ça ne sert absolument à rien d'essayer de savoir combien de temps nous allons marcher dans la journée, ni si ce sera facile ou difficile, ni si ça va monter ou descendre, ni si nous allons manger bientôt, ou même si nous allons manger tout court, ni où nous allons dormir, ni dans quel endroit – caverne, tente ou cabane, ni combien de temps il nous reste à marcher. Pose pas de questions pis marche. Alors, quand on te sert à manger, tu manges, et si tu n'as plus faim, tu manges encore, parce que tu n'as aucune idée dans combien de temps tu vas manger de nouveau, ni ce que tu vas manger, ni même si tu auras un dîner. Pose pas de questions pis marche. Ça ne sert absolument à rien non plus d'essayer de faire des déductions. Par exemple, si nos guides s'arrêtent à toutes les demi-heures, sur un chemin facile, en avant-midi, ça ne veut absolument pas dire que la journée sera courte ou facile. Il est très possible que tout d'un coup dans l'après-midi, nous soyons très pressés et qu'il faille marcher vite pendant encore très longtemps. Alors il faut vivre à l'indienne, pose pas de questions, n’essaie pas de prévoir l'avenir et même le futur proche et très proche, et PROFITE DU MOMENT PRÉSENT. Pose pas de questions pis marche, et regarde le paysage.
Et regarde le paysage. Les montagnes à perte de vue, les sommets enneigés, les vallées découpées en dents de scie, les falaises escarpées, les rivières tumultueuses au fond des ravins, les nuits étoilées, la voie lactée flamboyante. Mais, plus que le paysage, cette communion avec les Indiens, cette communion avec l’Inde. Toutes ces nuits où nous nous sommes endormis, bercés par les chants hindous de nos trois guides indiens. Les soirées autour du feu ou au creux d’une caverne enfumée, passées à comparer nos réalités, à discuter de la vie, du bonheur, de l’avenir, du mariage, de nos croyances. Les millions de temples hindous qui ornent les montagnes : quelques petits tours d'encens, pieds nus sur le sol froid, un point orange sur le front et ça y est, nous voilà protégés pour les heures à venir. Le riz et les dals1 cuisinés à chaque jour, le chai que nous nous faisons chauffer à toutes heures du jour. De bons moments avec nos guides, qui nous ont permis de mieux connaître l’Inde.
Nos guides connaissent un peu l’Occident. Sansar a déjà eu une copine occidentale. Mais, puisqu’elle ne savait pas le travail à faire dans la maison, il n’aurait pas pu l’épouser. Il doit se marier bientôt, il laissera sa mère choisir sa future femme. Après tout, c’est avec sa mère que sa femme passera le plus de temps, aux travaux quotidiens, alors il est bien logique que ce soit elle qui la choisisse. Nous avons bien discuté avec lui, ce fut vraiment intéressant de s’instruire sur toutes ces différences culturelles.
Les Indiens apprennent l’anglais en travaillant avec les touristes, nos guides parlaient plus ou moins bien, mais avec nombre de gestes nous avons pu communiquer comme nous le voulions. Je suis chaque fois impressionnée de leur talent pour l’apprentissage d’une autre langue. Apprendre dans la rue sans aucun cours ni aucune règle de grammaire ne me semble pas du tout évident! Ils sont d’excellents autodidactes.
Pas à pas, notre chemin nous a conduit dans des endroits reculés dans les montagnes. Comme ce petit village bâti en pierres, en pin et en terre, loin de tout. Nous allions y dormir dans un temple à la belle étoile, quand des amis de nos guides nous ont invités dans leur maison et nous ont prêté leur chambre. Les gens se préparaient pour l’hiver, où pendant quelques mois ils seront coupés de tout et devront vivre en autosuffisance dans le froid des montagnes. Nous avons passé la soirée autour du feu, dans la maison, pendant que tout le village venait jeter un coup d’œil curieux sur les Blancs que nous étions. Puis, plus loin sur la route, nous sommes arrivés dans un autre village où jamais on ne voit de Blancs. Nous nous sommes littéralement donnés en spectacle en poireautant pendant trois heures sur un banc, pendant que nos guides étaient partis quelque part. Pose pas de questions, attends, et ne pense surtout pas au fait que ça fait huit heures que tu n'as pas mangé. Et quand nous avons sorti notre jeu de cartes, il y avait au moins vingt-cinq Indiens en cercle autour de nous qui nous regardaient! Sans compter celui qui nous avait « adopté », il gérait la situation, nous a offert le chai, et éloignait ceux qui le dérangeaient.
Plus tard, sur la même route, c'est une vieille dame qui m'a adoptée, elle me tenait la main et m'a invitée chez elle. À une autre occasion, c'est l'oncle spirituel de notre guide qui nous a invités chez lui. Nous avons passé la soirée autour du feu à nous faire examiner comme des bêtes de cirque, à tenter de discuter avec nos quinze mots d’hindi, leurs quinze mots d’anglais et des tonnes de gestes. Le lendemain matin, cette famille a décidé de m'habiller en habit traditionnel de l'Himachal Pradesh2. Étant donné que je suis plus grande que la majorité des hommes indiens, il est facile de s’imaginer la taille minuscule des habits pour femmes. Je me suis entortillée dans des robes et des saris, on m’a mis un point rouge sur le front, un voile sur la tête, et me voilà à peu près indienne!
Mais il y eut aussi dans ce trek des moments forts difficiles. D’abord, cette façon de penser à l’indienne qui venait toujours nous bousculer lorsque nous pensions nous y être habitués. Mais aussi ces six jours de marche dans la vallée de Chamba, au fond de laquelle coule une rivière que, à mon grand découragement, nous avons traversé quatre fois! Nous avons dû monter et redescendre quatre fois le ravin qui descend à la rivière! Ce furent des descentes à pic plutôt pénibles pour mes genoux. Et c’est sans compter tous ces endroits où la falaise est tellement escarpée, le sentier tellement étroit, que mon vertige en avait froid dans le dos. Et ces feux de forêt qui nous narguaient, d’abord de l’autre côté du ravin et qui, soudainement, se sont retrouvés sur notre chemin, et que nous avons dû traverser! Et, évidemment, l’altitude qui nous coupait le souffle dans ces montées vers les cols.
Le neuvième et dernier jour fut une journée typique, une journée « pose pas de questions pis marche ». Cette dernière journée devait être une journée facile de deux à trois heures de marche. Nous devions descendre à peu près 1000 mètres, d'après nos renseignements très approximatifs, puis prendre un autobus et arriver à Dharamsala vers 16h. Nous nous levons vers 7h. Nous préparons le chai afin de faire une surprise à nos guides qui en sont bien contents. Et puis, sans raison particulière, tout devient très lent. Finalement, nous ne partons que vers 11h15. Nous avons le cœur heureux, petite et dernière journée. Nous marchons, nous marchons, nous montons. Pas de route, nous marchons, nous marchons, nous montons. Il ne fallait pas descendre, il me semble? Nous marchons, nous montons. Jusqu'à 14h30, où, de très haut, nous voyons la route, et soudain notre guide nous dit: « il faut nous dépêcher, l'autobus passe sur la route à 15h30 »! Ah! Une bonne descente, très vite, d'au moins 800 mètres. Nous arrivons en bas, les genoux en compote. Ils nous apprennent alors qu’il nous faut maintenant marcher sur la route pour aller prendre l’autobus. Soit dit en passant, nous n’avons toujours pas dîné. Un chai nous attend, mais pas d'autobus. Nous prenons finalement cet autobus vers 16h30 pour un trajet prévu de deux heures jusqu’à Dharamsala. Nous y arrivons finalement à 21h30 du soir, sans avoir ni dîné, ni soupé! Pose pas de questions, pis marche.
Ce trek m’a aussi donné une petite fierté puisque nous avons établi un record pour notre guide ChanderPal. Parmi tous les trekkers, Indiens et Occidentaux, qu’il a accompagnés, nous avons été les plus rapides pour escalader le premier col. Nous l’avons fait en trois heures et quart (1000 mètres de dénivellation), alors que certains prennent jusqu'à sept heures!
Ainsi, ce trek fut neuf jours riches en paysages, mais surtout riches en leçons indiennes. Pose pas de questions, pis profite du moment présent. Apprécie ta vie, apprécie à chaque instant ce que tu as et ce qui t’entoure. Neuf jours dans l’Himalaya. Neuf jours où nous avons franchi les montagnes, où nous avons vécu avec les Indiens, où nous avons vécu à l'indienne, où nous avons vécu l’Inde.
Je suis de retour à Dharamsala. Je crois que je ferai une pause du riz et des dals, pour manger un peu à la tibétaine. Le plat indien typique est le thali, un agencement, trop épicé pour moi, de riz, de dals et de chapatis. Puisque la plupart des Indiens sont végétariens, la base de tous les repas est le riz et les dals. Les plats indiens sont cependant très diversifiés, je les aime bien, même si les épices me rendent souvent la vie difficile! Chez les Tibétains, les mets traditionnels sont plus près de ceux de la Chine. On y retrouve beaucoup de nouilles de riz, de chaussons de pâte et de viande. La nourriture tibétaine est très grasse puisqu’elle est adaptée au froid climat des Himalayas, elle n’est pas non plus végétarienne. Mon retour à Dharamsala est d’autant plus agréable que je préfère les plats tibétains aux plats indiens!
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Lentilles.
2 Province de l’Inde où nous sommes.
3 Maîtres.