2 février 2003, Gangtok, Sikkim, Inde

Nous sommes restés quelques jours à Pelling. Nous avons fait de petites randonnées dans les montagnes environnantes. Quand, à une ou deux reprises, la brume s’est levée, nous avions une vue des montagnes tout simplement époustouflante. Je n’avais pas assez d’yeux pour les contempler et les admirer.

Ici, j’ai la sensation d’être à l’autre bout du monde. Je me sens loin de tout. Pelling est un petit village isolé, il faut marcher longtemps pour se rendre au prochain village, ou prendre une jeep pendant des heures. La connexion internet par satellite n’arrive pas à être stable pendant plus d’une minute d’affilée. Il n’existe ni téléphone, ni autre moyen de communication. Que nos pieds pour s’aventurer vers l’habitation voisine. Je me trouve vraiment isolée !

Hier, nous avons été invités à des funérailles par le propriétaire de notre hôtel. Nous l’avons accompagné. Une grande procession de gens a quitté le village en transportant le mort au son de la musique et des tambours. Seule la famille proche et les hommes du village suivent cette procession tandis qu’elle gravit tranquillement la montagne jusqu’au monastère. Les moines dessinent alors un mandala1 sur la terre, pendant que d’autres préparent les offrandes et récitent des mantras. Après avoir travaillé assidûment à ce mandala, les hommes construisent un bûcher sur ce mandala, au-dessus duquel ils installent le mort, bien enfoui dans sa civière décorée. Plusieurs offrandes sont déposées sur le bûcher. Au son de la musique, les gens récitent des mantras. Puis, ils mettent le feu au bûcher dans un ensemble de cérémonies et d’offrandes. Finalement, tout le village est invité à manger auprès du bûcher.

J’ai aimé assister à cette cérémonie funéraire. Elle s’est déroulée dans le calme et la paix. Les crémations me déstabilisent moins qu’auparavant. Celles de Varanasi étaient en fait beaucoup plus crues. Celle-ci m’a paru si belle, si signifiante et si respectueuse. La famille et les hommes du village ont contribué à rendre plus serein le passage de ce mort vers une autre vie.

Même si nous sommes restés plusieurs jours à Pelling, le moine Yongda n’est toujours pas revenu de Gangtok. Comme Pelling est un petit village, nous avons vite épuisé l’ensemble des randonnées possibles. Et depuis hier, il pleut sans cesse. Nous avons alors pris la direction de Gangtok, la capitale du Sikkim.

Gangtok est une ville plus grande, mais tout aussi froide et brumeuse. Je suis allée lire mes courriels. Je m’ennuie du Québec. En fait, je me sens plutôt déprimée et amorphe. Rien ne fonctionne comme je voudrais au Sikkim. Pas moyen de trouver le moine Yongda, et tout est toujours dans la brume ou pire, sous la pluie. Je viens de réaliser qu’il y a presque un mois que je n’ai pas vu le soleil, que je n’ai pas eu une vraie journée ensoleillée, éclatante et vivante. Je vis dans le brouillard, dans le gris, dans la pluie et dans le froid depuis si longtemps! Je suis certaine que c’est là, la principale raison de ma déprime passagère. J’ignore comment font les gens pour vivre, comme si de rien n’était, dans une atmosphère si grisâtre et pluvieuse.

Je préfère un hiver froid au Québec, neigeux et ensoleillé qu’un hiver froid, brumeux et pluvieux. Je vais faire la leçon aux Québécois qui passent leur hiver à se plaindre du froid et de la neige. Vous ne savez pas la chance que vous avez, vous ne savez pas à quel point c'est beau et agréable un hiver blanc, et à quel point c'est triste et déprimant un hiver gris, mouillé, humide. Et la vie dans des maisons non chauffées! Je comprends que l’électricité est rare ici, mais pourquoi n’y a-t-il pas de foyer? Je m’ennuie de l'hiver blanc et froid où il y a des tonnes d’activités à faire dehors et un bon feu qui nous attend à l'intérieur. J’en ai assez de geler jour et nuit, j’en ai assez de la brume, j’en ai assez de la pluie, j’en ai assez du gris. Et par-dessus tout, j’en ai assez du thé tibétain qu’on nous sert partout, ce thé horrible au beurre salé.

Avant-hier, nous devions aller au Lac Tsomgo, un lac sacré, loin dans les montagnes. Mais il a encore plu ici, et neigé là-bas. La route est bloquée. Les femmes déneigent la route à coups de petite pelle. Je n’ose imaginer combien de temps cela prendra. Nous n’irons pas au Lac Tsomgo.

Nous sommes plutôt allés hier au monastère de Rumtek. C’est le monastère du Karmapa, le moine tibétain que nous étions allés visité à Dharamsala où il vit en résidence surveillée depuis qu’il s’est enfui du Tibet. C’était le 28e jour du 11e mois du calendrier lunaire, et on y célébrait une grande fête. Une fête qui commémorait le triomphe du Rimpoche sur les démons et leur transformation en dieux. Cette fête promet de bonnes récoltes et du bon temps.

Les danses bouddhistes, les décors, les costumes, les grandes trompettes, les tambours et les mantras récités créaient dans ce monastère une ambiance incroyable. Je me sentais complètement isolée dans les Himalayas, ayant la chance d’assister à des cérémonies exceptionnelles. J’ai adoré ce festival, c’était superbe. Au milieu des danses et des rituels bouddhistes, se promenaient des espèces de « fous du Roi ». Ces cinq ou six personnes déguisées avec des masques passaient leur temps à faire des pitreries, vraiment, à faire n'importe quoi. En fait, leur objectif était de tourner en ridicule la cérémonie qui se déroulait. Ils prenaient les objets sacrés, dérangeaient les danses, enfin, tout quoi. Pour les bouddhistes, il est important de ne pas se prendre au sérieux. Ces « fous du Roi » venaient symboliser cette idée qui, je crois, est exclusive à la religion bouddhiste. J’aime bien cette vision de la vie.

Depuis que nous avons quitté l’Inde hindouiste, les gens ne sont plus végétariens. Mais la manutention de la viande, dans ce coin de pays, me fait lever le cœur. L’autre jour, au marché, je regardais les gens découper de gros quartiers de viande par terre, sur le sol. Juste à côté, des hommes sortaient de la valise d’une jeep un cochon entaillé et ouvert, qui était entassé sous un pneu de secours et une toile en plastique bleue. Qui sait depuis combien de temps il était là, pour parcourir je ne sais combien de kilomètres. Je crois que je vais garder mes habitudes végétariennes de l’Inde!

En hindi et en népalais, le mot « merci » n’existe pas. Quelle différence de culture! Quand on remercie un Indien, directement ou indirectement, on l’insulte. Il nous a rendu service et, si nous le remercions, nous annulons en quelque sorte le service qu’il nous a rendu. C’est pourquoi le mot « merci » n’existe pas. Il faut le savoir! Moi, avec mon habitude occidentale de remercier les gens, je découvre que, sans le savoir, je les insulte régulièrement. Je suppose qu’ils savent bien que cette erreur est due à nos différences culturelles, mais tout de même!

Je commence à réaliser l’importance de la mondialisation. Aussi loin de la civilisation que je puisse être, isolée dans les montagnes ou perdue dans le désert, il y a toujours autour de moi Pepsi et Coke, les Beatles, Elvis, Bob Marley, les jeans, Kit Kat et Bata. Une culture mondiale est en train de se développer, une culture qui tend à tout uniformiser sur la planète. C’est dommage et triste d’assister à la disparition et à la dissolution progressives des richesses et des diversités culturelles. Et, comme touristes, nous ne sommes guère mieux que les gens d’ici, nous faisons aussi partie prenante de cette culture mondiale. Et nous oublions souvent qu'il est important de conserver et de valoriser notre spécificité culturelle québécoise. J’essaierai d’y penser de retour au Québec.

----------

7 février 2003, Pelling, Sikkim, Inde

Après avoir passé quelques jours à Gangtok, nous sommes de retour à Pelling. Dès notre arrivée, nous nous rendons au monastère. Surprise, le moine Yongda n’y est toujours pas! Encore une fois, un espoir déçu. Je crois que finalement, comme le disent les bouddhistes, ce ne doit pas être notre karma2 d’apporter notre contribution à ce monastère. Nous avons tout de même essayé à quelques reprises et fait les efforts nécessaires. Il ne faut pas non plus tordre le bras du destin.

Par un bon matin, ô surprise, nous nous sommes levés à Pelling sous un ciel bleu, d’un bleu éclatant, découvrant devant nous, dans toute sa splendeur, des montagnes blanches superbes, nues, étincelantes qui se chevauchaient à l’horizon. C’était magnifique, c’était tellement beau. La nature, dans toute sa grandeur majestueuse, s’étalait innocemment à nos pieds.

Nous avions décidé de partir pour cinq jours de trek dans les montagnes environnantes. J’avais fait de la fièvre toute la nuit auparavant mais, malgré tout, nous n’avons pas modifié nos plans. Nous étions un peu serré dans le temps à cause de notre permis du Sikkim qui devait expirer bientôt. Et, je dois l’avouer, c’est surtout le bleu éclatant du ciel et la blancheur brillante des montagnes qui nous ont convaincus de partir. Il faisait tellement beau!

Nous avons marché quelques journées à travers les vallées et les rivières. Des découpés et des dénivelés à couper le souffle, au sens propre et figuré! Des lieux saints bouddhistes un peu partout, des monastères et des lacs. Et les montagnes, toujours aussi fascinantes à chaque tournant de paysage. Tout autour, des « prayer flags » rythmant les chemins.

Nous avions apporté de quoi nous faire à dîner en trek. C’était une occasion en or de faire les nouvelles recettes indiennes et tibétaines que nous avions apprises. Nous trouvions bien agréable de nous faire à manger, surtout après avoir passé des mois dans les restaurants! Une fois de plus, nous nous sommes donnés en spectacle. Il faut croire que les gens des environs n’avaient jamais vu de Blancs cuisiner sur un feu en plein cœur des montagnes.

Malheureusement, je n’étais pas du tout en forme. J’avais constamment de la fièvre, et au fil des jours, j’ai perdu l’appétit. Les journées de marche étaient pour moi de plus en plus longues et pénibles. Chaque pas à mettre devant l’autre devenait une montagne à escalader. Dès que nous étions arrivés à destination, je m’enfouissais dans mon lit. C’était bien dommage. Même si j’ai beaucoup aimé les paysages, le trek et la rencontre de nouvelles personnes dans ces montagnes éloignées, j’étais trop malade pour les apprécier à leur juste valeur. Et notre nourriture maison avait toujours un goût étrange pour mon estomac dérangé!

Malgré tout, j’ai beaucoup aimé voir ces gens vivre au milieu de nulle part. Ils habitent suspendus sur un flanc de montagne, à 500 mètres au-dessus de la rivière qui coule au fond de la vallée, et à 500 mètres plus bas que la prochaine route, quand il y en a une. Ces montagnes habitées sont découpées par des champs cultivés en escalier, des cabanes, des sentiers et des « prayer flags ». À chaque endroit où nous n’étions pas certain de la direction à prendre, il y avait des gens qui ne demandaient qu’à nous aider. Mais encore fallait-il se comprendre, nous avec notre anglais et eux avec leur dialecte. Nous n’avions que le non-verbal en commun! Et encore là, les signes diffèrent d’une culture à l’autre, nous l’avons déjà appris à nos dépens avec le « oui » à l’indienne. Consolation, cependant, nous ne pouvions pas vraiment nous égarer, il y avait des maisons partout. Au pire, nous nous serions retrouvés ailleurs.

À notre cinquième journée, nous avons décidé de rentrer en jeep. Ianis s’était étiré un muscle à la cuisse et je faisais encore de la fièvre. Il nous a fallu plusieurs tentatives et plus d’une heure pour réussir enfin à réserver nos places sur une jeep qui passait afin qu’elle nous ramène à Pelling même si elle n’était pas pleine. Compliqué de comprendre les transports publics par ici! Les jeeps passent une fois par jour et il faut être au bord de la route à ce moment-là pour les arrêter. Mais personne ne sait exactement où et quand elles vont passer, alors il faut avoir l’œil vif et être sur le qui-vive. Je crois que ç’aurait été plus simple d’effectuer le trajet à pied. Le chauffeur de notre jeep a fait ses prières avant de traverser un pont. Je dois dire que j’étais loin d’être rassurée. Vu l'état des routes d’ici, je crois qu’il est préférable de se déplacer à pied!

Ici, au Sikkim, j’éprouve comme une impression que le temps s’est arrêté quelque part dans le passé. Aux bords des routes, des femmes et des enfants passent leur journée à taper sur de la roche pour en faire du gravier. Des hommes scient de gros billots de bois et les aplanissent ensuite au rabot et à l'équerre pour en faire des planches aussi parfaites que celles qu’on usine chez nous. Les gens transportent véritablement tout sur leur dos et leur tête, nu-pieds dans des chemins de montagnes suffisamment accidentés pour se casser le cou. Des cultivateurs labourent avec des bœufs et font sécher le foin dans les arbres.

Rien n’est donné ici, rien ne tombe du ciel. Tout ce que les gens possèdent, ils l’ont transporté jusqu’à leur demeure à la force de leurs jambes ou ils l’ont fait pousser dans leurs champs à la force de leurs bras. Ici, les enfants ne passent pas leur journée sur le « nintendo » ou sur l’ordinateur. Ici, il n’y a pas de vieillards, tous meurent en bas âge. La lèpre est présente, plusieurs personnes sont édentées, difformes, malades ou présentent des blessures infectées. Par comparaison, la vie de chez nous est luxueuse, nous avons oublié la vraie valeur des choses et des objets. Ici, les gens apprécient la valeur de tout ce qu’ils ont puisqu’ils ont durement peiné pour l’acquérir. Rien n’est donné, rien ne nous tombe du ciel. Je revois en pensée tout ce qui m’appartient, tout ce que j’ai laissé derrière moi, et j’en suis stupéfaite. Je possède tellement de biens dont je ne réalise même pas la valeur et je ne les apprécie même pas!

Je crois que j’ai vieilli depuis que je suis partie en voyage. J’ai changé. Je pense souvent au Québec et à ce que j’y ferai lorsque j’y reviendrai. J’aimerais bien, un jour, m’installer quelque part, m’acheter un coin de forêt. Un endroit où je me sentirai bien. Je suis bien curieuse quant à ma vie au retour. Je ne sais comment je pourrai me réintégrer dans le luxe occidental, dans cette société de consommation. Je crois que je vais m’acheter un coin de forêt et que je m’y construirai une petite cabane en bois qui m’isolera légèrement de cette surconsommation.

J’éprouve une surprise chaque fois que je vois des calendriers. Ici, les calendriers sont à l’envers, ils sont écrits à la verticale. Je crois en la force de ce symbole. Les gens projettent un autre regard sur la vie, une vision différente du monde.

Nous voici maintenant de retour à Pelling. Il a recommencé à pleuvoir, la brume est redescendue sur les montagnes. Cinq jours sans brume, ce fut un record, et je suis contente que nous en ayons profité pour faire ce trek même si j’étais malade. Maintenant, le temps a de nouveau tourné au froid et à l’humidité. J’en ai marre d’avoir froid.

Nous partons demain du Sikkim. Nous redescendons vers Darjeeling. Ensuite, nous étudierons les humeurs de Mère Nature et nous mettrons le cap sur le soleil.

----------

1 Les bouddhistes tibétains prennent des heures et des heures à faire des mandalas, une sorte d’œuvre d’art faite à la main, soit à la craie, soit avec du riz coloré. Puis, en quelques secondes, ils détruisent ces mandalas qu’ils ont mis des heures à réaliser. Cet acte illustre, pour les bouddhistes, le caractère éphémère de la vie.

2 Le karma est, en quelque sorte, le destin selon les bouddhistes.

1 Pots-de-vin.

2 Drapeaux de prières du bouddhisme tibétain, que les gens font flotter au vent partout dans les montagnes.

1 Le dhoti est un grand drap que les hommes enroulent autour de leurs jambes, qui forment une sorte de couche immense et qui leur sert de pantalon.

2 Cigarettes indiennes.

1 Maîtres.


Photos

Photos - Suite