2 novembre 2002, Delhi, Inde
Notre avion, il fallait s’y attendre, était en retard. Air India, notre petite compagnie aérienne, nous a payé une chambre d’hôtel à l’aéroport à Bangkok en attendant. Le luxe. Nous avions même l’air climatisé et la piscine. Quel bonheur! J’y ai puisé des énergies avant notre vol pour l’Inde.
Puis, à quelques heures du lever du soleil, ce 2 novembre, j’ai mis les pieds à Delhi. C’était en plein cœur de ma nuit. Le soleil s’est levé sur une autre planète : l’Inde. Je suis sûrement quelque part dans l’univers, je suis peut-être même sur la Terre, mais je ne m’y reconnais pas, il n’y a rien qui ne ressemble à rien. Je suis ailleurs. Ailleurs. Les couleurs, les odeurs, les gens, la proximité, les vaches, les bruits. Tout. J’ai perdu mes références existentielles habituelles. Rien que je ne reconnaisse. L’inconnu.
Cinq heures du matin, Delhi. Un peu fatigués, nous prenons un taxi prépayé, nous lui donnons un prix fixé dès le départ, avant qu’il nous mène à destination. Le taxi nous fait faire des millions de détours, il ne nous amène pas du tout à l’hôtel que nous lui avions désigné. Le chauffeur nous laisse descendre intentionnellement à un endroit pour que nous téléphonions à notre hôtel afin de voir s’il reste des places. Téléphoner ? Pourquoi ? Je n’en vois pas l’utilité. Le chauffeur semble choisir les moments où il comprend l’anglais. Le reste du temps, il fait semblant de ne parler qu’hindi. Il est maintenant six heures du matin, et moi je veux mon hôtel. Je veux dormir. Mais maintenant, nous sommes au milieu de nulle part, tout est gris, tout est sale et personne ne nous comprend. Je veux mon hôtel!
Nous avons une petite discussion avec le chauffeur, discussion ponctuée davantage de gestes que de paroles. Il nous affirme que notre hôtel est complet. Ça nous étonne. Alors nous insistons pour nous y rendre quand même. Mais le chauffeur a une idée fixe, celle de nous amener dans un tout autre hôtel que celui que nous avons choisi. Nous devons donc insister, véritablement insister, pendant toute la durée du trajet, sans jamais savoir si nous allons là où nous voulons aller. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’il nous laisse en plein milieu d’une rue. À l’aide de notre carte, nous marchons deux coins de rue pour finalement déboucher à notre hôtel. Je me sens si soulagée d’avoir insisté suffisamment pour parvenir à cet hôtel. Delhi est vide, gris et sale. Les rues sont désertes, il est encore très tôt. Je suis étonnée, il fait froid. En fait, ce n’est pas qu’il fait froid, c’est plutôt qu’il ne fait pas chaud. Notre hôtel, évidemment, n’était pas complet. C’était un coup monté par le chauffeur du taxi que toute cette histoire. Il voulait nous orienter vers un hôtel plus cher où il pourrait obtenir une commission. Je suis tellement soulagée d’avoir maintenant devant moi un lit et une chambre ! Je sombre aussitôt dans un long sommeil.
Au réveil, nous voici prêts pour partir à l’assaut de Delhi. En plein cœur de la journée, Delhi n’est plus ni gris ni vide. Delhi est maintenant fourmillant, multicolore, puant et toujours sale. Il y a des Indiens partout, véritablement partout, partout, partout, à chaque centimètre carré. Et c’est sans compter les bicyclettes, les vaches et les rickshaws1. Ma première réaction en est une d’étouffement. Je prends soudainement conscience que la surpopulation est une réalité qui se vit quotidiennement à Delhi. Cette masse humaine baigne dans un smog permanent, une pollution incroyable et un bruit étourdissant. Des millions de génératrices réparties ici et là compensent les trop fréquentes pannes d’électricité, bruits et odeurs en bonus. Cette rue, où j’ai peine à circuler, est une rue piétonne, dans le Pahar Ganj.
Au bout de cette rue, nous accédons à des rues ouvertes à la circulation motorisée. Le spectacle qui se présente alors à moi est tout simplement dément. Une multitude de rickshaws, comme un immense magma, se coupent et se dépassent, à une vitesse presque nulle, dans une cacophonie de klaxons. Comme si chacun klaxonnait à la hauteur de son égo. Sans omettre, bien sûr, les vaches, les bicyclettes et les piétons qui se mêlent à ce trafic indescriptible. Complètement fou. Ahurissant. J’en suis figée, déboussolée.
Et, dans tout ce conglomérat indien qui déambule dans le Pahar Ganj, nous sommes les Blancs. Il y en a peut-être dix en tout, des Blancs, sur toute la rue, noyés dans un flot de saris2 et de turbans. Impossible de passer inaperçus. Et les Indiens sont tout, sauf discrets. En moins de cinq minutes, on m’a déjà regardée et examinée dans tous les sens, et même touchée un peu partout. J’ai l’impression d’être dans un zoo. Je me sens comme un objet de curiosité que tout le monde observe dans une boutique. Nous sommes les Blancs. Oublions l’individualité, oublions l’espace vital, pensons maintenant proximité et communauté. Après une demi-heure dans cette foule démesurée, j’ai la tête grosse comme le monde. Je me sens complètement épuisée, j’ai besoin d’un refuge et d’une bière. Retour, sans escale s’il-vous-plaît. Direction l’hôtel.
Pendant les quelques jours que nous avons passé à Delhi, notre rythme de vie fut immanquablement le même. À chaque sortie dans la rue, nous explorons l’Inde, nous nous sentons agressés de partout. Nous y restons chaque fois un peu plus longtemps. Mais vient toujours un moment où nous n’en pouvons plus. Nous sommes vidés, l’hôtel, notre refuge, devient la seule destination possible. Delhi se divise en deux mondes pour moi, d’abord notre refuge (l’hôtel), puis le zoo (le monde extérieur). J’ai l’impression que j’apprends beaucoup, que j’ai la chance de faire plusieurs découvertes lorsque je sors dans les rues de la ville. Mais je crois que je n’arriverai jamais à me sentir à l’aise dans la folie de Delhi.
Je crois sincèrement qu’il y a deux aventures périlleuses à vivre à Delhi. D’abord, sortir dans la rue, puis se promener en rickshaw. Nos expéditions en rickshaws, d’ailleurs, furent mémorables. Je suis incapable de compter le nombre d’accrochages que nous avons eus. Nous avons quitté notre rue piétonne pour visiter la ville. Visite qui nous a confronté à la misère et à la pauvreté, aux gens qui vivent dans la rue ou dans des maisons en plastique. J’en avais mal au cœur. Il me reste au fond de moi comme un arrière goût de cette immersion dans l’Inde. Qu’est-ce que je fais ici? Suis-je venue voir la misère? Observer la pauvreté ? Je me sens un peu voyeuse.
Traverser la rue à Delhi semble plus facile pour une vache que pour un humain. Au moins les rickshaws s’arrêtent pour ne pas frapper les vaches car elles sont sacrées. Pour les humains, c’est autre chose. Je ne veux pas juger trop vite, je viens tout juste d’arriver. Mais il m’apparaît que la vie humaine a ici une valeur bien différente de chez nous.
Pour pouvoir quitter Delhi et poursuivre notre voyage, il nous fallait trouver un billet d’autobus ou de train. Une aventure en soi. Notre prochaine destination est Rishikesh où, paraît-il, la vie est plus tranquille. Notre hôtel vend des billets d’autobus que nous trouvons trop chers. Nous nous disons qu’il est sûrement possible de trouver un billet moins cher en l’achetant directement à la station d’autobus ou de trains.
Et la course au billet commence. Il y a partout dans le Pahar Ganj des « tourist office », lesquels, nous le découvrons bien vite, n’ont pas du tout la même mission que les centres d’information touristique de chez nous. Sitôt entrés, les Indiens nous apostrophent et nous accaparent, puis tentent de nous vendre un voyage organisé au Cachemire, avec gardes du corps, soldats et avion inclus, pour un prix si élevé que nous ne pouvons qu’en rire. Le Cachemire ? Ce n’est pas la guerre par là-bas ? Pourquoi irions-nous là-bas quand nous voulons seulement aller à Rishikesh, à dix heures d’ici, dans une petite ville paisible? Ces Indiens sont insistants, à grands recours de photos et de témoignages écrits, il faut vraiment être tenaces pour ne pas succomber à leurs douces paroles convaincantes. Les centres d’information touristique nous renvoient de l’un à l’autre et à chacun on tente de nous vendre des excursions, toutes plus extravagantes les unes que les autres. Mais personne ne veut nous vendre un billet d’autobus. Les Indiens sont des vendeurs très convaincants. Devant tant d’insistance, je ne doute pas que plusieurs touristes succombent et achètent leurs trucs de voyages.
Nous faisons une tentative à la gare ferroviaire. Impossible de trouver un guichet pour nous servir, tout est écrit en hindi. Je décide de me mettre rapidement à l’apprentissage de l’alphabet hindi. Chaque fois que nous demandons une information, l’Indien qui nous répond nous amène à un centre d’information touristique pour nous vendre un voyage au Cachemire ou je ne sais où. Après au moins deux heures à chercher, d’un bureau touristique à l’autre, après deux heures à tourner en rond dans une gare qui n’est même pas si grande que ça, j’abandonne. C’est décidé, peu importe si je paye plus cher, je rentre à l’hôtel et je prends le billet d’autobus offert. J’en ai marre de me faire avoir. À l’hôtel, même si je me fais sûrement berner sur le prix, au moins, j’aurai ce que je veux et non un voyage au Cachemire !
Nous achetons donc nos billets à l’hôtel où nous devons laisser nos sacs à dos pour la journée. Pas de billets, un mince reçu seulement. Il faut faire confiance. Je dois avouer que je n’ai pas instinctivement l’envie de faire confiance. Toute la journée, l’insécurité me tiraille, je me demande si mon sac à dos sera là à mon retour ou s’il aura disparu, je me demande si j’ai effectivement acheté un billet d’autobus ou si j’ai fait un don involontaire. Je dois apprendre à faire confiance. J’apprends, n’ayant pas d’autres choix.
Nous passons la journée dans le Pahar Ganj où je commence à éprouver un certain inconfort. Devant tous les endroits où nous nous sommes arrêtés depuis notre arrivée à Delhi, des Indiens nous reconnaissent. Ils nous parlent anglais, nous appellent par notre nom, nous apostrophent « Canadians ! ». Nous ne passons pas du tout inaperçus. J’ai l’impression que bientôt tout le Pahar Ganj saura mon emploi du temps. Que partout où j’irai, l’on saura qui je suis. Je n’apprécie pas du tout cette situation. Je veux partir de Delhi. Je me sens vraiment observée et insécure.
J’ai entendu beaucoup de voyageurs raconter qu’ils étaient arrivés à Delhi et qu’ils avaient quitté l’Inde quelques jours plus tard. Qu’ils étaient repartis, à la fois trop déboussolés et trop dégoûtés. Maintenant, je peux imaginer, je peux comprendre. On m’a dit, avant de partir, de laisser une chance à l’Inde. De ne pas poser de jugement seulement en me fondant sur Delhi, d’attendre d’avoir visité d’autres endroits. Demain, nous prenons l’autobus pour Rishikesh. J’espère que là-bas, je ne vivrai pas en alternance refuge-zoo, en observatrice de la misère. Si Rishikesh est comme Delhi, je ne reste pas plus longtemps en Inde.
-------
11 novembre 2002, Rishikesh, Inde
Une froide nuit d’autobus et un matin glacial. Pas complètement glacial, mais beaucoup moins chaud que Delhi. Nous voici à Rishikesh. L’autobus s’est arrêté à la fois au milieu de nulle part et au milieu de la nuit. Mais déjà, en sortant de l’autobus, c’est le soulagement. Aucune comparaison possible avec Delhi. Ici, c’est le calme, c’est la nature. Je me sens tellement mieux. Tellement soulagée. Mon premier voyage, mon premier déplacement terrestre est réussi! Je suis rassurée face à l’avenir et déjà plus confortable en Inde. Nous avons pris un petit chai3 dans le noir de la nuit, en attendant le soleil et la chaleur. À l’aube, nous avons remis nos sacs à dos et traversé le village jusqu’à un hôtel.
Rishikesh est une ville sainte de l’hindouisme. Elle est située au bord du Gange, à quelques kilomètres de la source du Gange, au pied des Himalayas. Si différente de Delhi! C’est véritablement un soulagement. Je dois avouer que pendant quelques jours, j’ai pensé que je n’aimerais jamais l’Inde. J’ai cru que je n’y serais jamais à l’aise, que je serais toujours sur mes gardes. Mais ici, à Rishikesh, tout est autre.
Le Gange est d’un bleu turquoise, émeraude, il déboule en cascade sur des plages d’un blanc immaculé. J’en suis toute surprise, moi qui croyais que le Gange n’était qu’un amas de déchets, qu’il était brun et sale. Je n’aurais jamais pu imaginer cette superbe rivière devant moi. J’adore. C’est beau, calme et tranquille.
Alors que j’écris aujourd’hui, ça fait déjà plus d’une semaine que nous sommes à Rishikesh. Le temps a passé et je me sens toujours bien dans ce village reposant.
Rishikesh est un endroit sacré, c’est le lieu de pèlerinage de millions d’Hindous. On y trouve un peu partout des temples, des lieux de prières et des ashrams4. Nous sommes dans un autre monde. La musique hindoue fuse de partout à toutes heures du jour. Il y a des dizaines de saddhus assis en lotus dans les ruelles. Les saddhus sont de vieux Indiens habillés d’orange, avec le front barbouillé de couleurs, qui fument du hashish pendant toute la journée et qui quêtent de quoi manger dans leur écuelle. Ce sont les moines de l’hindouisme, ils vivent un idéal de dénuement, ils ont tout abandonné et dorment dans les rues, ils méditent et fument afin d’atteindre l’illumination, le nirvana. Ils ne meurent jamais de faim même s’ils n’ont rien, puisque les Hindous ont le devoir de leur donner à manger.
Certains de ces saddhus m’abordent souvent, la plupart du temps pour que je leur donne de l’argent. Je n’aime pas trop donner ainsi, il me semble que ça ne règle rien. D’autres m’abordent et m’offrent le chai. Avec eux, je discute un peu, dans la limite de nos connaissances linguistiques respectives, sans qu’il ne soit question d’argent. Ces saddhus dégagent tant de sagesse et de calme. La sérénité m’envahit en leur présence.
J’ai mon saddhu à moi qui est chaque jour au même endroit, assis en lotus. Chaque jour il me salue et me demande comment je vais. J’aimerais pénétrer dans son esprit. Il semble avoir tellement vécu, avoir atteint un niveau de connaissance autre que le mien, autre que celui des Occidentaux. Mais son anglais n’est guère mieux que mon hindi. Peut-être est-ce préférable ainsi. Je conserverai de lui une image forte, attachante, empreinte de bien-être et de sagesse. Je transporterai ce souvenir avec moi et, dans mes jours de pluie au Québec, je repenserai à mon saddhu de Rishikesh, à son habit orange et sa longue barbe blanche, à son regard profond et sage.
Mais il n’y a pas que les saddhus dans les rues, il y a aussi les vaches. Elles sont partout, elles sont si nombreuses! Elles créent parfois de véritables embouteillages dans les ruelles. Il faut alors attendre que Madame la vache veuille bien se déplacer pour pouvoir avancer. Elles se nourrissent dans les poubelles et les déchets épars, ici et là. Il faut toujours regarder où marcher, la merde est partout. Je croyais que les Indiens ne touchaient pas aux vaches parce qu’elles étaient sacrées. Mais il faut croire que ce caractère sacré à ses limites, les Indiens leur donnent des coups de bâtons pour qu’elles dégagent le chemin plus rapidement. Ces vaches, à chaque coin de rue, me font sentir loin de chez moi!
Les Indiens sont bruyants. Ils crachent toujours. J’ai chaque fois l’impression qu’ils sont en train de s’étouffer et de mourir tellement ils font du bruit. Au début, j’en étais choquée. Mais peu à peu, je m’y suis habituée. C’est comme ça ici.
À chaque jour, à l’aube et au crépuscule, les rives du Gange se peuplent d’Hindous. Les femmes d’un côté, les hommes de l’autre, c’est pour chacun le bain sacré dans le Gange. Je trouve cette cérémonie si belle et harmonieuse! Je m’assieds, je regarde toutes ces couleurs, les saris multicolores des femmes et les turbans des hommes. Je regarde tous ces gens se baigner dans le Gange, méditer et laisser flotter des fleurs ou des chandelles jetées en offrande sur l’eau, alors que le soleil couchant ou levant se reflète parfaitement sur la rivière. C’est un moment sublime, reposant et apaisant. Je ressens la communion entre l’humain, la nature et l’être suprême. Pour eux c’est Shiva, ou Ganesh, ou Krishna, je ne sais plus, je n’arrive pas à m’y retrouver parmi tous les dieux de l’hindouisme. Mais peu importe le nom que l’on donne à Dieu, pour moi, c’est comme un moment intense de communion entre le terrestre et le divin. Chaque jour, à cet instant, je sens la force de la vie, la force de l’humain, de la nature et de l’être suprême. Une énergie immense se dégage de cette cérémonie. Une énergie qui me porte à réfléchir et me fait redire à quel point la vie est belle.
Chaque soir apporte aussi son temps de prière au bord de la statue de Shiva. Cette statue semble flotter au milieu du Gange. J’ai assisté une fois à cette prière. J’ai écouté avec admiration les chants hindous qui durent à n’en plus finir. Les gens chantent, dansent, lancent des fleurs, se mettent des points oranges sur le front, se prosternent. C’est un spectacle en soi et je n’y comprends pas grand chose. Certains Blancs y participent. Ils se contentent d’observer de l’extérieur, comme moi, ou se mêlent à la cérémonie avec une ferveur qui m’apparaît démesurée. Je ne veux pas les juger trop vite. Mais s’ils ne s’insèrent dans la cérémonie que par curiosité, je considère que c’est irrespectueux. J’espère que ces gens vivent ici depuis longtemps, qu’ils comprennent ce qu’ils font et qu’ils y croient. Je préfère ne pas leur demander, leur laissant le bénéfice du doute.
Rishikesh déborde de touristes indiens, des touristes riches, en jeans et caméra à la main. Je suis encore une fois surprise. J’avais oublié qu’il y avait des riches en Inde. Dans ma tête, l’Inde était un pays pauvre, où tous les gens souffraient de la faim. C’est incroyable le nombre d’idées préconçues que l’on peut avoir. C’est vrai que l’Inde est pauvre, mais on y trouve également des riches, et des très riches. Ils viennent en pèlerinage aux bords du Gange et prennent quelques clichés. Ils semblent surtout très fascinés par les Blancs, comme s’ils n’en avaient jamais vus. Souvent, ils me mettent leurs enfants dans les bras et me prennent en photos! Je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’ils pourront dire en montrant leurs photos : « voici une Canadienne que j’ai vu à Rishikesh » ? Au début, j’étais gênée de prendre les gens en photos. Mais maintenant, les Indiens m’ont pris en photos si souvent que la gêne m’a quittée. Au fond, la situation est du pareil au même. Je dirai sûrement, en montrant mes photos : « voici un Indien que j’ai vu à Rishikesh ». C’est semblable, sauf que je ne photographie pas un Indien quand j’en vois un à Montréal!
Comme nous sommes demeurés longtemps à Rishikesh, nous avons décidé de nous mettre au yoga. Nous avons élu domicile dans un ashram. Des grillages aux fenêtres, cet ashram a des allures de prison. À travers le carrelé, j’ai vue sur le Gange, ce qui me fait oublier le grillage. L’endroit est calme et paisible, les nuits se passent dans le silence le plus complet, les matinées et les soirées aussi. On y offre quatre heures de yoga par jour. Je m’y suis consacrée, l’ambiance de Rishikesh s’y prête parfaitement. À ce rythme, l’apprentissage est rapide. Je vais bientôt pouvoir me plier dans presque tous les sens! Le yoga m’inspire un état de douceur et de sérénité. J’aime beaucoup. Chaque matin et chaque soir, le yoga devient pour moi un rendez-vous avec la quiétude.
La semaine dernière, c’était la Diwali, la fête religieuse hindoue qui, en principe, remplace notre Noël. Bizarre tout de même de célébrer Noël en novembre. Mais au fond, rien ne ressemblait moins à Noël que cette fête. En cette soirée de la Diwali, je n’ai vu que plus de célébrations, de chants et d’offrandes qu’à l’habituel, et des fleurs partout. Pendant la nuit, d’innombrables pétards et feux d’artifices ont rythmé mon sommeil. J’étais un peu déçue, j’avais d’autres attentes. Je croyais que ce serait différent, je ne peux pas dire comment, mais différent. Je m’attendais sûrement à quelque chose qui ressemble plus à chez nous. C’était une idée stupide quand j’y repense. Je ne vois pas pourquoi les Hindous fêteraient la Diwali en Inde comme nous, nous fêtons Noël en Occident, ce n’est ni la même culture, ni le même pays, ni la même religion, ni la même fête! J’ai réalisé, pendant la Diwali, que je n’aurais pas de Noël cette année. Je serai en Inde, personne ne célébrera cette fête catholique. Je sens que je vais m’ennuyer.
Rishikesh, en tant que ville sainte, est une ville végétarienne et sans alcool. C’est pour moi étrange qu’il puisse exister une ville entière où il soit impossible de trouver alcool et viande! Je suis si loin du Québec, me voici complètement dans un autre monde.
Quand j’observe la vie ici, je réalise à quel point les Indiens sont religieux et croyants. J’ai comme le sentiment que les Indiens sont plus heureux que nous. Ils semblent accepter leur vie et apprécier ce qu’ils ont. Je me demande si c’est dû au fait qu’ils soient plus religieux. Je crois qu’on aurait beaucoup à apprendre de cette attitude, sans pour autant redevenir une société religieuse. Dans notre société, me semble-t-il, beaucoup de valeurs sont mises de côté ou tout simplement oubliées. La coopération, la solidarité, le respect, l’entraide. Je ne pense pas que la société d’ici soit nécessairement mieux que la nôtre. Après tout, s’il existe une société inégalitaire et où les classes sociales déterminent le niveau de vie, c’est bien l’Inde. Mais on dirait que les gens savent davantage apprécier la vie, qu’ils sont moins malheureux et qu’ils courent moins après des chimères. J’aime bien observer la vie d’ici, l’attitude des gens, leurs prières, leurs façons de vivre. J’espère qu’il m’en restera quelques valeurs.
Le temps s’écoule sans que je ne le vois passer. Déjà plusieurs jours que je suis ici. J’ai appris quelques mots d’hindi. Je crois que maintenant j’accepte l’Inde et que je m’y sens bien. Rien à voir avec Delhi. La culture de l’Inde ne m’est plus aussi étrange. Je commence à m’y habituer. Même à certaines différences culturelles, comme le signe de tête pour dire « oui » qui se fait en diagonale plutôt qu’à la verticale. C’est un monde différent!
Encore quelques jours à Rishikesh et nous repartirons. Je me sens prête. J’emporterai un souvenir serein de la ville, du Gange émeraude, des saddhus, de l’énergie et de la force de vie.
Avant de partir, nous avons fait une petite marche dans les montagnes et la jungle des environs. Nous avons suivi le sentier d’un pèlerinage hindou qui menait à un temple éloigné. Le sentier était parsemé de plastique et de déchets. Impossible de se perdre, il y a du plastique partout sur le sol. Les Indiens jettent tout par terre. Leur conception de la propreté et de la pollution n’est pas la même que la nôtre! Ce fut tout de même une belle petite journée. Nous avons rencontré plusieurs Indiens qui, intrigués par les Blancs, aimaient bien nous tenir compagnie. Le temple en soi était plutôt décevant. Multicolore, débordant de sculptures et d’ornements kitsch, ce temple n’avait absolument rien de joli. Des fleurs oranges partout, des statues dorées, des lumières multicolores, un amalgame de tout sans aucune simplicité. Des Hindous se prosternaient dans le temple, jetaient des fleurs et nous fixaient du regard. Je ne me sentais pas tout à fait à ma place. Excursion étrange, mais tout de même enrichissante. J’y ai appris à connaître un peu plus l’Inde et l’hindouisme.
Mauvaise nouvelle : j’ai attrapé la diarrhée, probablement la première de plusieurs. La nourriture étant trop épicée, je n’arrive pas à manger correctement. Je me concentre sur le riz blanc et les chapatis5 mais après un certain temps, j’en ai marre. Et voilà que mes intestins commencent à s’en plaindre, mes nuits se font courtes et mouvementées. Espérons que ça passera vite.
Nous quittons Rishikesh. Nous y avions fait notre chez-nous. Nous avions nos petits endroits, nos restaurants préférés, notre café internet, nos kiosques de chai. Les Indiens nous reconnaissaient, nous saluaient. Nous faisions autant partie de Rishikesh qu’elle faisait partie de nous. Ce départ en est véritablement un, je quitte Rishikesh, je quitte ma première vie en Inde.
----------
1 Espèce de petit bicycle à moteur qui sert de taxi, habituellement jaune et noir en Inde. Il est plutôt bleu en Asie du Sud-Est et on l’appelle tuk-tuk. Il y a aussi des rickshaws et des tuk-tuk à pédale, où le chauffeur doit pédaler pour traîner ses clients installés sur le siège arrière.
2 Habits des femmes indiennes, très colorés.
3 Thé indien.
4 Lieux de méditation et de yoga où les Hindous viennent approfondir leurs croyances.
5 Pain indien, semblable aux pains pitas.