13 mars 2003, Camp de base des Annapurnas, Annapurna, Népal

Encore un peu moins d’une dizaine de jours de marche devant nous. En quittant Tatopani, la journée fut longue et harassante. Nous devions monter de 1400 mètres à 2900 mètres. Tâche accomplie mais ardue! Aujourd’hui, le chemin redevient plus facile, les paysages nous apparaissent, encore une fois, bien différents. Les forêts de rhododendrons prennent des allures de décors de films d’horreur, le tout créant une ambiance étrange.

Je regarde sur ma carte de trek et je m’impressionne moi-même. J’ai marché douze jours déjà dans les montagnes, je regarde le chemin parcouru, je le trouve immense. C’est une sensation nouvelle pour moi de ne m’être déplacée qu’à la force de mes jambes, d’avoir parcouru des kilomètres et des kilomètres sans aucune aide motorisée. Je suis là où mes jambes ont bien voulu me mener. J’ai fait tout ce chemin par moi-même, et par moi-même seulement, sans que personne ne m’ait aidée. J’adore examiner ma carte, parcourir de mes doigts le sentier, reconstruire dans ma tête les paysages liés à chaque étape, repenser aux descentes ardues, aux montées en flèche, aux ravins, aux ponts apeurants, aux paysages sublimes, aux moments de fatigue. Tout ce chemin, je l’ai marché, je l’ai vécu.

Lentement, nous remontons maintenant vers le froid, vers la neige. La chaleur de Tatopani m’avait conquise. Il m’est plus difficile de retourner aux nuits glaciales, aux piles de couvertures, aux tuques et aux mitaines, aux pieds gelés et aux soirées où nous sommes tous entassés autour d’un maigre feu. Nous marchons au creux d’un ravin, quelques mètres plus haut que la rivière. Le paysage est escarpé, découpé. Les immenses montagnes sont à proximité, mais aucune vue d’ensemble n’est possible. Les cimes sont cachées. C’est étrange de se déplacer ainsi en aveugle, de savoir les montagnes si près et de penser que, probablement, à un tournant de chemin la vue sera soudainement grandiose.

Les gens qui empruntent ce nouveau sentier sont différents de ceux rencontrés jusqu’ici. Beaucoup de groupes, beaucoup de porteurs. Je suis toujours surprise de voir des marcheurs engager quelqu’un pour porter leur matériel. Il faut dire que les touristes, pour bien s'intégrer au pays, ont avantage à coopérer à l'industrie locale. Et les porteurs sont les personnes clés du mode de vie traditionnel. Si on veut respecter la culture locale, il est de bonne guerre de prendre des porteurs. Et ceux-ci sont bien contents de travailler pour les touristes plutôt que pour le commerce local, parce que leurs charges sont moins lourdes à porter, et qu'en plus, ils sont mieux payés.

Mais moi, je me sentirais mal de donner mon sac à dos à quelqu'un. Je n’aime pas voir ces porteurs peiner sous le poids des immenses sacs à dos des touristes. Quand les sacs sont petits, je n’y vois aucun inconvénient. Mais ce sont surtout les touristes déraisonnables qui me choquent, ceux qui confient à leurs porteurs des charges de 30-40 kg, des chaises, des tables. Dans ma conception occidentale, il s’agit d’une situation d'inégalité, où une personne se sent supérieure à l'autre en lui faisant transporter ses biens. Pourtant, dans la culture népalaise, la situation n’est pas du tout perçue comme ça. Il s'agit plutôt d'un travail honnête et le porteur ne se sent pas inférieur. Même si je sais tout ça, j’ai de la difficulté à modifier ma perception. Je n’engagerai jamais un porteur à moins d'en avoir vraiment besoin, et surtout, je ne lui donnerai jamais un énorme sac.

Outre ces groupes et ces porteurs, nous faisons face à une nouvelle situation : les avalanches. Elles choisissent comme glissoires préférées ces côtes escarpées descendant des pics de 8000 mètres. Il faut donc partir très tôt le matin, franchir les endroits dangereux avant que la neige ne commence à fondre sous les rayons de soleil et que les avalanches puissent se déclencher. Nos journées de marche sont courtes puisqu’il faut traverser tôt les endroits dangereux. Lorsqu’il est trop tard, nous devons attendre jusqu’au lendemain. Dans les petites auberges, les journées sont parfois longues, à attendre au froid. Mais nous en profitons pour faire connaissance avec les Népalais qui vivent sur place. Pendant l’après-midi, nous escaladons les pentes escarpées pour nous laisser glisser sur des sacs en plastique. Ça me rappelle mon enfance et ça me surprend de la retrouver ici, à 3500 mètres, perdue dans les Himalayas!

Il fait froid, très froid. Mes bottes prennent l’eau, j’ai toujours les pieds gelés.

Le sentier est ici différent de celui du tour des Annapurnas. Les pentes, trop escarpées, ne sont propices ni aux villages, ni aux cultures. Qu’un sentier et la nature, et des hôtels répartis selon les besoins de repos des marcheurs. Les Népalais qui habitent ici sont éloignés de tout. Les auberges n’existent que pour les marcheurs. Ailleurs, les Annapurnas étaient habitées et remplies de villages. Ici, les montagnes sont trop dénivelées, l’unique source de revenus possible est le tourisme.

Ce matin, nous sommes partis très tôt pour traverser la zone d’avalanches la plus importante. L’altitude et la difficulté du sentier ont rapidement fait de distancier les randonneurs. Il vaut mieux marcher avant que le soleil ne soit trop haut, c’est plus facile, la neige est durcie. Très tôt, nous dépassons le camp de base du Machappuchare, situé à un tournant. Tournant qui nous dégage la vue. Nous voici dans le sanctuaire des Annapurnas. Les marcheurs sont déjà bien éloignés les uns des autres. Je me retrouve seule. Ianis est à une demi-heure devant moi et Joanne, notre compagne de marche depuis une semaine, à une demi-heure derrière.

Je suis seule dans les montagnes. Des montagnes immenses, des 8000 mètres qui m’entourent. Je suis au centre d’un 360o de géants de l’humanité. Le blanc de la neige et le bleu du ciel à perte de vue. Je marche lentement, je peine sous l’altitude et le froid. Mais surtout, je me sens envahie par l’immensité. Le silence, le Silence. Je suis bercée par l’infini. Je n’entends que le crissement de la neige sous mes pas, que mon souffle difficile, lent et profond à cause de l’altitude. Et le Silence. Un silence qui me laisse entendre la respiration des montagnes. Ces géants qui m’entourent respirent furtivement, ils craquent, ils tonnent, ils déclenchent des avalanches, au roulement lointain et profond. Je voudrais que cet instant devienne éternité. Moi et les montagnes, l’humain et la nature, le minuscule et l’infini. En communion. En Silence. Je marche, doucement, je trace mon chemin dans l’immensité. Je suis l’infiniment petit qui conquiert l’infiniment grand. Je suis en état de transe, en état de nirvana, je vis l’extase, je me laisse pénétrer par cet état supérieur où les mots n’ont plus de sens.

Me voici arrivée au camp de base, au centre du monde, au milieu de l’univers. Toujours dans cet état de bien-être, dans cet abasourdissement devant la grandeur de la vie. Il fait froid. Il n’y a plus d’eau, que de la glace. Je dois marcher pour me réchauffer. Un peu plus haut, des « prayer flags » flottent au vent, couleurs lumineuses dans les montagnes blanches. Les maisons enfouies sous quelques mètres de neige, ne nous dévoilent que leur toit et leur entrée dégagée par les humains. Le ciel est bleu, les montagnes immenses, le coucher de soleil flamboyant. Je crois que je suis au paradis.

Et peut-être que là-bas, dans le monde lointain, dans la noirceur de l’humanité, peut-être que c’est la guerre, peut-être que les États-Unis et l’Irak se lancent bombes et missiles.

Isolée, j’ignore totalement la situation mondiale. Et franchement, je ne veux rien savoir. Je n’ai qu’une envie : rester dans mon paradis, demeurer dans la beauté du monde, oublier les horreurs humaines.

Je me courbe, je salue l’infini et je laisse l’immensité me pénétrer.

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